Au moment où René Chambe écrit ces lignes, il est un jeune sous-lieutenant de cavalerie (20e Dragons). La 10e Division de Cavalerie indépendante vient en effet protéger la concentration de la IIe Armée du général de Calstelnau autour de Nancy. Nous proposons ici trois passages inédits qui parlent autrement de la guerre (source : Collection René Chambe) :
Dimanche 9 août
Toujours à Lunéville.
[…]
Ce matin en traversant la ville j’ai vu dans un jardin public de pauvres fleurs qui se fanaient. Quand les a-t-on plantées là ? Quel jour ? Depuis quand sont-elles abandonnées ? Depuis quand le jardinier est-il venu pour la dernière fois ?
Elles aussi malgré leur inconscience supportent les misères de la guerre. Toutes choses sont ainsi. Ce sont là, bien sûr, de pauvres petits détails, mais, je les note ; ils ont leur côté poignant, leur côté triste.
C’est infiniment émouvant lorsqu’on y songe, cet arrêt brusque de la vie facile et routinière de tous.
Toujours en traversant la ville, bercé par l’allure calme de ma jument, je continue de noter des détails de ce genre.
Voici une affiche au coin d’un mur : Grand bal. Feu d’artifice. Je regarde la date : Dimanche 13 Juillet.
Hé ! oui parbleu ! Treize juillet. Pouvait-on supposer à cette époque ?…
Voici une autre affiche. Celle d’un théâtre : tournée Baret. Je ne puis m’empêcher d’une impression de nostalgie malgré que je savoure avec amertume. Où sont maintenant les acteurs ? Quelque part à la frontière, comme les autres. Un fusil dans les mains.
Et je comprends mieux la beauté noble et magnifique de notre patrie en armes. Il n’y a plus de métiers, plus de concurrences, de rivalités. On se défend, on se bat voilà tout.
Plus loin, aux faubourgs de la ville, c’est une guinguette, avec dans un des coins, une treille toute vide où poussent de gros volubilis. Personne sous la treille, personne autour des tables. Et pourtant c’est dimanche. Combien autrefois de dimanche très gais ont été fêtés sous ces arceaux de branches. Combien d’éclats de rire ont fusé derrière les volubilis multicolores. Maintenant plus rien ! Plus de heurts de verres, plus de bouchons de limonade qui sautent joyeusement, plus d’éclats de rire.
Tout le monde est parti. Partout c’est le silence. Un jeu de boules traîne oublié… Une fois de plus je songe en moi : c’est la guerre.
Ah avec quel cœur nous allons bousculer, culbuter ceux qui nous ont défiés, qui froidement ont voulu ménager contre nous une agression brutale !…
Illustration : Edouard Manet, Cabaret du Père Lathuile, 1879. Musée des Beaux-arts de Tournai (Belgique). Voilà que cette évocation « d’avant la guerre » par René Chambe nous bouscule et nous plonge dans l’univers du Musée d’Orsay… et de Tournai.
Mercredi 12 août
[…]
9 heures
Nous voyons passer sur la route un convoi de blessés. Ce sont des autobus qui les transportent. Il y a un mois aurait-on jamais songé que les autobus de Paris auraient servi à la guerre de transport ?
C’est le vilain côté de la guerre. Il y a là de malheureux fantassins, artilleurs, chasseurs à pied entassés pêle-mêle. Les plus touchés sont couchés à l’intérieur sur des paillasses. Ce qui sont le moins sont dehors, debout sur les plates-formes. Tous ont des bandages ensanglantés. Aucun ne parle. Je remarque qu’ils ont le regard fixe, l’air hébété, quelque chose de stupéfié sur la figure. A côté d’eux il y a aussi des armes, des fusils, des baïonnettes, des bidons, des cartouchières, des musettes… Tout cela a été ramassé sur le champ de bataille puis jeté dans ces voitures, en vrac, pour être ramené vers l’arrière.
Les autobus roulent lentement dans la direction de Lunéville. Le convoi a déjà disparu au tournant de la route qu’une odeur d’acide phénique flotte encore dans l’air surchauffé.
Les cavaliers aux aussi ont regardé muets pour un instant. Mais cela ne leur produit aucune émotion. Bientôt les conversations reprennent, les plaisanteries renaissent sur les lèvres.
La journée passe mortelle, lente, lancinante. C’est trop. Nous restons assis sur les fossés qui bordent la grande route et tournons autour des arbres en sens inverse du soleil pour l’éviter.
Beaucoup d’aéroplanes, tous français. Enfin le soir tombe. Nous rentrons à Lunéville.
[…]
Photo : Contraste saisissant avec la vie « d’avant 14 », René Chambe déguisé lors du carnaval de la Mi-carême 1913 à l’Ecole de Saumur (détail). « Mon uniforme bizarre est celui de la cavalerie monténégrine, tout blanc et rouge, chabraque rouge (très fantaisiste !) ». Collection René Chambe.
Jeudi 13 août
[…]
Je regarde le régiment. Il a peu changé en somme depuis son départ du quartier. Les chevaux ont un peu baissé d’état. Pas trop. Les hommes ont la figure bronzée. Beaucoup laisse pousser leur barbe. Des officiers aussi d’ailleurs. Il est si difficile de se raser ! De l’Hermite en aura bientôt une superbe.
Ce qui est à noter, c’est non pas le laisser aller, mais la liberté de la tenue. On a l’esprit plus large qu’en garnison. Il y a des ententes tacites dans la hiérarchie. Les cavaliers adoptent un système de paquetage plus pratique que le réglementaire. La musette mangeoire, bien souvent, est accrochée à l’anneau porte-sabre, à droite de la selle. Quelques hommes portent sur eux des trophées de uhlans ou de chevaux-légers ; des sabres, des bottes, des manteaux. Il y a même, dans l’escadron, une lance de dragon ennemie que chacun porte à son tour. Aujourd’hui, je la crois déposée aux fourgons.
Nous apprenons une nouvelle qui fait sensation. Neu-Brisach serait aux mains de nos troupes !
Les chevaux de notre cavalerie s’abreuveraient au Rhin ! Enfin ! Enfin !!!
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).
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