En 1979 en s’adressant à Pierre Charpentier (alors président de l’Association des Amis d’Antoine de Saint Exupéry), René Chambe revient sur les circonstances de la présence de l’écrivain aviateur à Alger en décembre 1940. Chambe semble répondre à une question précise sur la relation entre Saint Ex et le général Noguès où celui-ci aurait confié une mission au premier, ce qu’il réfute.
Lettre publiée dans la revue Icare n°108, « Saint Exupéry. Toujours vivant » Volume VII. 1984
Version en ligne annotée par Emmanuel de Vachon.
Le Repaire,
le lundi 30 avril 1979
Mon cher Président,
C’est curieux comme tout se déforme, se transforme …
Voilà la réalité des faits[1] : Au mois de décembre 1940 (et non en juin) étant atteint par les nouvelles limites d’âge de l’armistice, et fixé en zone libre j’avais accepté de me rendre en A.F.N. faire un reportage pour le compte d’une revue qui venait de se créer à Lyon « Sept Jours » créé par Prouvost[2].
Objet : Enquêter sur l’état d’esprit, à la suite de la défaite,
– de l’Armée d’Afrique
– de la population française fixée en A.F.N.
– de la population indigène
en Algérie, au Maroc, en Tunisie.
Mes relations dans l’aviation, que je venais de quitter comme colonel, et aussi dans l’Armée d’Afrique, où je comptais de nombreux camarades, de promotion ou autres, me permettaient de faire ce reportage hautement important, lequel m’intéressait personnellement.
Arrivé à Alger, j’avais aussitôt obtenu du Général Commandant l’aviation d’Algérie un Goéland avec son équipage (un pilote, un radio, un mécanicien) pour visiter certaines garnisons d’Algérie, puis filer sur Rabat, où je demanderais un autre avion au général Noguès (que je connaissais assez bien), pour visiter le Maroc.
Sur ces entrefaites, je rencontrai Saint-Exupéry à l’Hôtel Aletti, à Alger, où il venait d’arriver. Nous étions très amis et fûmes très surpris de nous rencontrer à Alger. Notre question fut aussitôt réciproque :
– Qu’est-ce que tu fais ici ?[3]
Saint-Exupéry cherchait à passer en Amérique pour faire éditer Pilote de guerre. Il comptait parvenir à passer par Tanger, puis par le Portugal. Je le mis au courant de ce que je faisais et des moyens dont je disposais. Saint-Exupéry me dit alors :
– Ecoute, je ne suis pas tellement pressé de partir. Ce que tu vas faire m’intéresse, moi aussi. Veux-tu de moi dans ton avion ? (Je partais le lendemain pour le Maroc). Je t’accompagnerai sans te gêner.
– Avec joie ! Je pars demain matin de très bonne heure. Je n’ai pas le temps de demander l’autorisation de t’emmener, je t’emmène sans autorisation[4]. A Rabat, on verra avec Noguès. Connais-tu Noguès ? J’ajoutai aussitôt : C’est absurde ce que je te demande là ! Tout le monde te connaît ! Avec Noguès, ça ira tout seul.
Arrivés à Rabat, laissant Saint-Exupéry sur le terrain bavarder avec des camarades de l’aviation, je me fis conduire à la Résidence[5]. Reçu par Noguès, je lui exposai le but que je poursuivais, je lui dis que Saint-Exupéry m’accompagnait sans aucun mandat, de ma seule initiative, que je devais renvoyer aussitôt à Alger, à l’Armée de l’Air, l’avion qui nous avait amenés, avec son équipage ; que Saint-Exupéry m’accompagnait et que je comptais le garder avec moi.
Noguès nous invita aussitôt à déjeuner, Saint-Exupéry et moi. Pour l’avion (encore un Goéland) cela alla tout seul.
Voilà exactement les faits et je ne les ai jamais racontés, à qui que ce soit, d’une manière différente. L’histoire de Noguès chargeant Saint-Exupéry d’une mission n’est qu’une fable.
L’histoire de Saint-Exupéry remettant un rapport à Noguès à l’issue de notre randonnée est une autre fable. Saint-Exupéry n’a pas revu Noguès au retour et ne lui a pas écrit. Par ailleurs, il ne le connaissait pas.
Si je faisais ce voyage en Afrique du Nord, c’était sur la seule proposition de Prouvost. Si j’ai emmené Saint-Exupéry (au seul Maroc) c’est sur ma seule initiative.
Mon reportage a paru en trois ou quatre fois dans « Sept Jours » et je ne me rappelle pas y avoir mentionné la présence de Saint-Exupéry (ça n’était pas le sujet[6]), j’ai traversé depuis tant d’événements, que je suis bien incapable de retrouver copie de mon reportage. Il faudrait réussir à retrouver la collection de « Sept Jours » hebdomadaire créé par Prouvost en zone libre, à Lyon, fin 1940. Ça ne doit pas être impossible.
Avec Saint-Exupéry, j’ai visité les garnisons de Meknès (Rabat, bien sûr), Marrakech, Agadir et surtout le grand camp retranché de Ksar-ès-Souk dans l’extrême sud où se trouvaient rassemblés plus de cent officiers de toutes armes de l’Armée de Terre. Le major de garnison était un lieutenant-colonel de cavalerie. Je tairai son nom. Même à la retraite, cela peut le gêner. A un cocktail que j’offrais pour remercier de l’accueil reçu, comme je l’interrogeais sur l’attitude de l’Armée d’Afrique en cas de débarquement allié venant à notre aide (je voyais loin et pensais déjà aux Américains), il me fit cette réponse d’une voix forte, approuvé par plus de 100 officiers présents.
– Nous ne vivons que dans l’espoir de la reprise des armes et de la revanche contre l’Allemagne. Mais la discipline faisant la force unique des armées, sans elle tout tombe en poussière comme aux mois de mai et de juin. Alors dis-toi bien que nous obéirons aux ordres, à tous les ordres, même les plus cruels. Mais nous souhaitons ne recevoir que le seul ordre que nous attendons !
Au retour, je quittai Saint-Exupéry à Marrakech, à l’hôtel de la Mamounia. Nous pensions exactement de même. Il allait gagner Tanger. Nous nous embrassâmes.
– Au revoir pour la revanche ! Ça commencera sûrement par Alger. Alors à Alger !
Nous nous retrouvâmes en effet à Alger au mois de mai 1943, comme nous nous en étions fait le serment à Marrakech en décembre 1940. Saint-Exupéry arrivait d’Amérique. Pour moi, j’étais depuis quatre mois auprès du général Giraud à Alger. Je l’avais rejoint en traversant l’Espagne jusqu’à Gibraltar, en décembre 1942[7].
Voilà, mon cher Président, cela vous suffira-t-il ? Croyez-moi bien fidèlement vôtre.
René Chambe
P.S. : Je revis Noguès à Rabat, où je rendais mon avion. Je lui répétais la réponse de mon camarade, à Ksar-ès-Souk. Noguès me fit cette réponse, que je prie d’enregistrer pour l’Histoire : – C’est exactement ce que je pense, ce que j’ai toujours pensé …
[1] Ces faits, René Chambe les a déjà relatés pour Icare qui avait publié ses souvenirs dans les revues n°78 de 1976 et n°96 de 1981. Il insiste ici sur le fait que Saint Exupéry n’a jamais été missionné par Noguès pour lui remettre un quelconque rapport.
[2] Jean Prouvost fait déménager juste après l’armistice la rédaction « libre » de Paris Soir à Lyon, où se trouve justement René Chambe. Le reportage ne sera pas publié dans Sept jours (hebdomadaire) mais dans Paris Soir en quinze articles entre décembre 1940 et janvier 1941.
[3] Chambe utilise étonnamment le tutoiement pour relater sa rencontre alors qu’il le fait dans sa première version publiée par Icare en 1976 sur le mode du vouvoiement. Les deux hommes se vouvoyaient en effet, une lettre de Saint Exupéry à Chambe en atteste. Le colonel Alias, à tort, se basera notamment sur cette lettre à Charpentier et ce tutoiement « de narration » pour infirmer la thèse proposant Chambe comme récipiendaire de la Lettre au général X.
[4] Dans la version publiée en 1976, Chambe précise qu’il a bien l’assentiment du général Têtu.
[5] Le général Noguès était alors Résident général de France au Maroc, autrement dit le représentant du gouvernement français au Maroc (protectorat) depuis 1936.
[6] Et en effet, il n’en fait pas mention.
[7] René Chambe passe la frontière le 23 janvier 1943 et parvient à Alger le 7 février. Dès novembre 1942, il est sur la Côte d’Azur pour tenter de traverser à bord d’un sous-marin mais l’occupation de la zone libre rend la tentative trop hasardeuse, il se tourne fin décembre vers la frontière espagnole. Articles à venir à ce sujet.
Notre série « Antoine de Saint Exupéry et René Chambe »
1/5 – Souvenirs sur Saint Exupéry par René Chambe
2/5 – Lettre de Saint Exupéry au général Chambe
3/5 – A propos de la « Lettre au général X »
4/5 – Lettre au général X
5/5 – Lettre de René Chambe à Rumbold et Stewart
Annexe – Lettre de René Chambe à Pierre Charpentier
____
La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.