L’escadron de Gironde (1935)

Un escadron français de cavalerie face à une escadrille allemande. Le sabre et la lance contre des appareils motorisés de bois et de toile. C’est l’histoire d’un assaut désespéré pour l’honneur, en pleine nuit, entre le 9 et le 10 septembre 1914. Ceci est une histoire vraie, une histoire véritable. René Chambe a compris la force de ce fait d’arme pour en tirer un récit flamboyant. Mais il nous répondrait : ce n’est pas le récit qui est flamboyant, ce sont eux, les cavaliers avec, à leur tête, le lieutenant Gaston de Gironde, magnifique chef, jeune, ardent. Ces pages, ce n’est pas moi qui les ai écrites, ce sont ces héroïques soldats. L’escadron de Gironde demeure, avec son Histoire de l’aviation, son plus grand succès littéraire. C’est, comme il aimait à le présenter, « le petit livre d’un grand fait d’arme ».

Le 9 septembre 1914, en pleine bataille de la Marne, la 5e Division de Cavalerie (DC) du général Cornulier-Lucinière est engagée entre les armées von Kluck et von Bülow qui sont elles-mêmes face aux armées Maunoury et Franchet d’Espèrey. La 5e DC comprend notamment le 16e régiment de Dragons. Celui-ci est porté ce jour à s’engager loin à l’intérieur des lignes allemandes avec pour objectif Soissons en passant par la forêt de Villers-Cotterêt, soit environ une soixantaine de kilomètres derrière le front allemand ! Soissons est un verrou qui servirait à la retraite allemande des deux armées citées. L’escadron du lieutenant Gaston de Gironde est de cette mission, soit une centaine de cavaliers.

Gironde… « c’est bien le type même de l’officier de cavalerie, franc, ardent, risque-tout. Comme tous ceux de la génération d’après 70, il est entré dans l’armée avec passion, avec foi. Si la guerre doit revenir, elle le trouvera prêt, elle trouvera prêts les hommes qu’il aura formés. Et alors ce sera la victoire, la revanche ! » (Flammarion, pp 35-36). C’est là l’esprit exact qui animait la foi de Chambe lui-même avant et pendant la « guerre de 14 ».

L’escadron, revenons-y, est en manœuvre de reconnaissance alors que les armées allemandes sont justement en train de battre progressivement en retraite. Mais en fin de journée, Gironde et ses cavaliers se heurtent à chaque tentative de dégagement à des unités ennemies. Finalement encerclés à la tombée de la nuit, deux options sont posées : se cacher et attendre la fin de la retraite allemande pour être enfin délivrés automatiquement par l’avancée des Français, ce qui signifie des heures ou des jours d’inaction ; ou agir, quoi qu’il en coûte, et faire tout ce qu’il est encore possible de faire, non pour se délivrer mais pour gêner la retraite de l’ennemi. Il va de soi que la troisième option, qui n’en est pas une et à laquelle chacun a songé avec horreur, est absolument exclue, foi de cavalier : se rendre. Il est déjà tard lorsqu’un habitant arrive à la ferme où bivouaque l’escadron de Gironde et raconte qu’une escadrille allemande stationne non loin de là, au bord de la route entre La Râperie et Vivières. Les yeux de Gironde s’illuminent. De là va s’opérer une charge de cavalerie improbable, en pleine nuit. Et Chambe de rappeler cette phrase de Lasalle (futur général de cavalerie du Premier Empire) : « Tout hussard qui, a trente ans, est encore vivant n’est qu’un jean-foutre ! ». Mais mieux qu’un résumé, nous avons choisi quelques extraits en fin d’article.


Des éditions de L’escadron de Gironde par Baudinière en 1935 et 1947. A droite, une édition roumaine de 1937 (René Chambe était connu en Roumanie après la publication de Sous le casque de cuir / Sub casca de piele).

L’édition 1958 de L’escadron de Gironde par Flammarion, illustrée par Edmond Lajoux.


Mais encore…

La cavalerie de 14

Au fond de lui-même, Chambe restera cavalier jusqu’à son dernier souffle, plus encore qu’aviateur qu’il a choisi d’être très tôt (décembre 1914) et par circonstance avec une grande perspicacité. Si le château de Monbaly est le pilier de son enfance, la cavalerie est celui de sa vie d’adulte. Il vivra avec la nostalgie des deux, presque avec mélancolie. L’enfance à Monbaly a été fauchée par la mort prématurée de son père, le rêve de la guerre à cheval – nous disons bien le rêve – l’a été par une forme nouvelle de guerre, avec des tranchées, des barbelés, des fusils mitrailleurs, une artillerie sans pitié, des chars d’assaut et des avions foudroyants. Voir Chambe à l’âge de 90 ans évoquer encore devant une caméra de télévision cette cavalerie, c’est comprendre un peu son attachement viscéral à cette « époque bénie du cheval de guerre ». C’est très tard, et pour de multiples raisons, qu’il publiera son « testament militaro-littéraire » comme il le décrivait : « Adieu cavalerie ! Bataille gagnée, victoire perdue » (Plon, 1979). En réalité, il portait ce livre en lui depuis les journées du raid de Sissonne des 13 et 14 septembre 1914 où l’écœurement se mêlait à l’incompréhension. Jours cruciaux où, selon lui, la cavalerie a été mal employée, mise en réserve, au repos, au lieu de la jeter dans un assaut qui eût pu être décisif pour la suite du conflit. Alors ce livre sur l’escadron de Gironde est une pépite, un chant à la gloire de la cavalerie, une fenêtre ouverte sur le passé héroïque. Regardons passer ces dragons :

« la tunique bleu-sombre, presque noire, à col blanc, fermée par neuf boutons d’argent dits grelots de cavalerie, avec, aux poignets, la soubise blanche à trois boutons, la culotte rouge à passepoil bleu, les fausses bottes de cuir noir et les éperons. Leur taille est serrée du ceinturon où sont passés, par devant, les cartouchières et, par derrière, le crochet fixant la carabine portée à la grenadière

[…]

Mais, dans le sillage de l’escadron, flotte toujours l’affreux relent de putréfaction des chevaux blessés dont le dos n’est plus qu’une plaie et qu’il a fallu cependant seller ; ce relent fade, écœurant, que tous ceux qui auront pris part aux grands mouvements de cavalerie de la Marne et de la course à la mer ne pourront oublier. » (p 33)

Quelques lignes auparavant, l’âme de la cavalerie est là, comme un brasier inextinguible :

« ces cent hommes pareils à tous les cavaliers de France, braves entre les braves, dévoués passionnément à leurs officiers. Venus de tous les coins du pays, issus pour la plupart de paysans, ils représentent ce que la race a de plus solide, de plus simple, de plus sain. Préparés, formés, pétris depuis des années, avec énergie, avec bonté par une discipline à la fois de fer et intelligente, rompus à l’exercice de l’équitation qui engendre l’initiative et la fierté et aussi cette estime réciproque, cette affection tacite, qui s’établit entre gens, même de conditions différentes, unis dans le goût du cheval, ils ont gardé, encore intacte, la robuste candeur de la campagne, loin de l’esprit des villes et des occultes propagandes. 

Parmi eux, se rencontrent, comme dans tout escadron, quelques étudiants, quelques jeunes gens qui, ayant échoué à Saint-Cyr se sont engagés pour préparer Saumur, quelques caractères vibrants achevant de faire de cet ensemble un amalgame magnifique, une pâte souple et résistante, prête à se couler dans n’importe quel creuset, au gré du chef, fût-ce au feu de l’enfer. »

« Durant quelques secondes, il a pu distinguer la masse obscure du peloton, mur vivant, porté par enchevêtrement confus de jambes de chevaux, surmonté d’ombres surannées de guerriers d’autrefois, hérissé de casques à cimier, de crinières et de lances. Le martèlement des fers a sonné sur une terre nue, puis tout s’est tu, perdu, effacé comme une allégorie dans le poudroiement bleu du clair de lune.

C’est une époque qui disparaît. Les derniers chevaliers de France vont charger. » (p 68)

Le récit dans son contexte, 1935

Si l’histoire en vaut la chandelle, il n’est pas inutile de rappeler le contexte dans lequel Chambe écrit ce livre dont le récit avait d’abord été publié en deux parties dans la Revue des Deux Mondes (numéros des 1er et 15 février 1935). En 1934, le lieutenant-colonel Chambe est à Paris, affecté à l’Etat-Major particulier du ministre de l’Air, Victor Denain. C’est sur ses instructions, et de manière concomitante à la création de l’Armée de l’Air, que Chambe va mettre sur pied et diriger le tout nouveau Service des Etudes Historiques et Géographiques de l’Armée de l’Air (1935). Chambe est un historiographe, conteur et propagandiste né. Connu d’abord comme romancier, il a changé de procédé en 1933 avec Dans l’enfer du ciel (Baudinière) pour relater non sans lyrisme des actes qui méritaient d’être lus haut et fort. Il venait aussi de publier Enlevez les cales ! (Baudinière). Pour Chambe, l’écriture est utile. Il met son talent au service d’une cause plus grande que lui : la France. Comme beaucoup d’autres officiers anciens combattants, les années 1920 et 1930 ressemblent à un grand champ de ruines patriotique, les Français ayant choisi de vite oublier la guerre de 14-18 et feignant de ne pas voir la catastrophe annoncée, le conflit inévitable avec une Allemagne redressée et remontée « à bloc ». L’auteur veut préparer le lecteur à la guerre future. Nous verrons plus bas avec le projet de film qui devait porter à l’écran cette histoire avec quelle force René Chambe veut faire de ce livre une message d’unité salutaire, sans quoi… Justement, page 92 (Flammarion, 1958), comme un effet de concordance des temps, Chambe écrit, évidemment pas par hasard :

« la politique, c’était bon il y a encore un mois, avant la guerre ! Aujourd’hui, sous le talon de l’envahisseur, socialistes, communistes, conservateurs, ce sont des mots vides de sens. Les Français se déchirent en temps de paix pour les couleurs et des nuances, mais que la guerre éclate et déferle le flot de l’invasion, tous, aussitôt, oublient leurs différends et se tendent les mains, le vieux nom de Patrie retrouve tout son sens sublime. Il en sera toujours ainsi. »

En 1963, un lecteur et ancien combattant lui écrit alors que la deuxième édition du livre est sur les étals depuis cinq ans. Chambe et son lecteur ne sauraient être plus en phase. Voici une nouvelle concordance des temps, passant de l’avant-guerre de 14 aux années 30 et enfin aux années post-guerre d’Algérie (il faudrait dire ici « perte de l’Algérie française ») :

« Mon cœur de soldat a battu plus fort à la lecture de votre dédicace. Les sentiments que vous exprimez avec un fond de douleur patriotique, sont exactement les miens, comme ils sont ceux de milliers d’officiers de France, j’en suis convaincu.

Hélas ! il nous faut souffrir en silence. Il semble que le grand peuple français ait perdu momentanément son bon sens traditionnel, et sa conscience nationale, pour ne se consacrer qu’à des préoccupations matérielles ; mais de quoi sera fait demain ?

Ce n’est pas sans un serrement de cœur que je pense sans cesse à toutes les épreuves subies par notre Patrie depuis 1939, épreuves qui auraient pu être réduites si la haine et l’orgueil avaient su faire place à la grandeur d’âme dans la direction de notre pays depuis sa libération : il méritait mieux…

La concorde a manqué et les maux sont venus. Ce serait remuer le fer dans la plaie que se rappeler ces derniers. Tous ceux qui ont le culte de la Patrie s’en rappelleront d’ailleurs tant qu’ils vivront. »  

Henri de Kérillis

Parmi les jeunes officiers de l’escadron, nous trouvons Henri de Kérillis, désormais journaliste et homme politique, bientôt député (1936). Entre Chambe et Kérillis, l’estime est mutuelle, ils sont amis bien que vingt années les ont séparés depuis les faits. Un heureux hasard veut que Kérillis fût témoin de la première victoire aérienne de Chambe et Pelletier-Doisy le 2 avril 1915. En 1936, Kérillis publie « Français, voici la guerre ! » (Grasset) alors que l’Europe a regardé, interdite, la remilitarisation de la Rhénanie par les troupes d’Hitler. On dit, sans en connaître l’exacte empreinte, que Chambe est l’inspirateur de la troisième et dernière partie du livre sur le visage que prendra la guerre, en tous cas son déclenchement. En 1938, Kérillis est le seul député de droite à voter contre les accords de Munich, pestant encore contre l’aveuglement des politiques. Pendant la guerre, il s’exilera aux Etats-Unis pour ne jamais en revenir, ne goûtant guère le climat installé par les gaullistes, lui qui en fut un de la première heure et qui se ravisa vite au vu de la tournure des événements à Alger en 1944. Il meurt à New York l’année même de la réédition par Flammarion de l’Escadron de Gironde (1958) illustrée par Edmond Lajoux (d’emblée, René d’Uckermann, directeur de publication chez Flammarion, avait promis un premier tirage à 15000 exemplaires). Evoquer ici ce lien avec Kérillis n’a rien d’anodin.

Un projet de film

En avril 1939, René Chambe écrit avoir quatre demandes d’autorisation pour adapter le récit. La dernière, en date du 6 avril 1939, est signée Blaise Cendrars, écrivain, ancien combattant et ancien assistant d’Abel Gance dans les années 20. Justement, parmi la correspondance de Chambe avec les cinéastes en ces années 1938 et surtout 1939 (aujourd’hui d’illustres inconnus : Jean Tarride, Paul Cozon, Jean Razac, Ary Arcady), on trouve Abel Gance avec deux lettres encourageantes en août 1939, juste avant le premier festival de Cannes… On connaît la suite. S’il n’y eut pas de 1er Festival de Cannes cette année-là, il n’y eut jamais de film tiré de l’Escadron de Gironde pour lequel Arcady voyait bien un Pierre Fresnais dans le rôle de Gironde. Nous ne savons rien des préférences de Chambe quant au projet et aux hommes à même de le concrétiser.

Mais laissons-là ces anecdotes, gardons le fil rouge de ce récit au-delà du seul fait d’arme. Dans sa note d’intentions d’avril 1939, Chambe écrit en introduction :

« Mais si le scénariste n’a rien dans le cœur, ce film ne sera qu’une succession de scènes et d’images, poignantes, certes, mais sans plus. Ce n’est pas assez ! […] L’idée profonde, l’idée-force de l’Escadron de Gironde, je l’ai cherchée et je l’ai trouvée. La voici :

Si la bataille de la Marne a pu être gagnée, si des épisodes d’une bravoure étourdissante, comme celui de l’Escadron de Gironde, ont pu être accomplis, c’est que la France était unie, c’est qu’elle n’avait qu’un seul cœur en face de l’envahisseur, c’est que tous les Français, sans distinction de rang social, de professions ni d’opinions politiques, se sont battus au coude à coude, d’un même élan, tous ensemble. A cette époque, on ne songeait pas à s’entre-déchirer. Tous les fronts, tous les regards étaient tournés dans la même direction : l’ennemi.

Cette idée, je l’ai eue après avoir, par curiosité, voulu rechercher les origines de chacun des dragons qui constituaient l’Escadron de Gironde en septembre 1914. Eh bien, dans cet escadron, il y avait de tout. J’y ai trouvé des étudiants, des paysans, des employés de commerce ou de banque, un garagiste, un séminariste, un employé du gaz de la Ville de Paris, un clerc d’huissier, un écrivain, etc… etc… le tout encadré par des sous-officiers de toutes origines et des officiers portant, pour certains, les plus grands noms de l’armorial de France. Tous s’estimaient, tous s’aimaient. Et quand, d’un geste de son bras, leur chef a demandé le sacrifice suprême, c’est vraiment un morceau de la France qui s’est précipité sur l’ennemi. »

Prix d’Académie 1935 (Académie française)

Le prix décerné à René Chambe louait le talent de son auteur déployé pour ses ouvrages Dans l’enfer du ciel (Baudinière, 1933) et L’escadron de Gironde. René Doumic, le secrétaire perpétuel s’exprime en ces termes :

On a beaucoup dit, ces années dernières, qu’un genre était épuisé, dont le public est las : je veux parler des récits de guerre. C’est beaucoup se presser d’enterrer un genre qui apparaît si vivant dans ces livres que le colonel René Chambe intitule : Dans l’enfer du ciel, et l’Escadron de Gironde.

[…]

L’Escadron de Gironde est un de ces épisodes, comme il y en a eu tant au cours de la grande guerre, et auxquels n’a manqué qu’un narrateur pour les faire entrer dans cette histoire plus belle que la légende. L’escadron du lieutenant de Gironde, aux premiers mois de la guerre, est enfermé dans les lignes allemandes : cent cavaliers, cent dragons, braves entre les braves, issus pour la plupart de cette race paysanne, à laquelle hier le maréchal Pétain rendait un si magnifique hommage. Hommes et chevaux sont fourbus. Or, à cet escadron fantôme la nouvelle arrive qu’à moins d’un kilomètre une escadrille allemande est au repos, qui a formé le parc pour la nuit. L’occasion est de celles qu’on ne laisse pas échapper. Gironde et son second, Kérillis, vont lancer contre cette arme nouvelle, hérissée de mitrailleuses et de canons, cette cavalerie « qui brandit encore sa lance, un misérable morceau de bois long de trois mètres, comme il y a mille ans, à l’époque des tournois ».

Ce que fut la rencontre, le combat dans la nuit, dont bien peu sont revenus, qu’en dirons-nous, sinon qu’aucune épopée n’en contient de plus émouvant ? Nos combattants, nous le savons, avaient horreur du bourrage de crâne. C’est un trait du caractère français, qu’on accuse de vanité, qu’il a horreur des grands mots. Encore ne faut-il pas avoir peur des mots, quand il s’agit d’honorer ceux qui continuent par leurs actes la glorieuse tradition de l’héroïsme français. »

Extraits

(pagination de l’édition Flammarion 1958)

« Hommes et bêtes, cette troupe est réellement sur ses fins. Un instant, Gironde a considéré le tableau pathétique de son escadron tassé pêle-mêle dans l’obscurité. Ces ombres de cavaliers, de chevaux, immobiles sous le ciel où papillotent des étoiles, l’impression d’écrasante fatigue qui s’en dégage offre un spectacle qui serre le cœur. Va-t-il falloir tout sacrifier ?…» (p 48)

[…]

« Tout de suite, Gironde donne ses ordres :

On va attaquer à pied et à cheval.

A cheval ?

Kérillis n’a pu retenir un geste de surprise.

Oui, à cheval, précise Gironde. Ecoutez tous. [ …] » (p53-54)

[…]

« Mieux valait en finir tout de suite ! Escadron contre escadrille ! Lance contre avion ! Passé contre présent ! Au moins ce sera un beau combat ! Quelle joie d’en découdre une bonne fois dans un corps à corps ! » (p 58)

[…]

« – Foutez-moi la paix, je veux mourir à cheval, au galop !

Et il coiffe son casque.

Folie héroïque, sacrifice vain, dira-t-on ?

Allons donc ! répliquera Kérillis. Les fantassins, au képi rouge de 1914, qui couraient sur des mitrailleuses, les Saint-Cyriens en gants blancs, les cavaliers qui chargeaient sur n’importe quoi droit devant eux, Gironde se ruant à cheval sur des voitures, sur des avions, sur des moulins à vent s’il en eût rencontrés, tous ont été des semeurs d’héroïsme ! Leur sublime exemple a plané sur les armées. Leur image a flotté sans cesse, entraînant aux heures noires les cœurs défaillants ! Une mort héroïque inutile, ça n’existe pas ! » (p 60)

[…]

 « Gironde a enfourché sa jument de pur-sang, Turquoise. Les hommes se hissent péniblement en selle. Ils sentent, sous eux, frémir les flancs des pauvres bêtes à qui l’on va demander un suprême effort, un dernier sursaut.

Par deux ! En avant, marche !

Il est une heure trente du matin. » (p 62)

[…]

« Durant quelques secondes, il a pu distinguer la masse obscure du peloton, mur vivant, porté par enchevêtrement confus de jambes de chevaux, surmonté d’ombres surannées de guerriers d’autrefois, hérissé de casques à cimier, de crinières et de lances. Le martèlement des fers a sonné sur une terre nue, puis tout s’est tu, perdu, effacé comme une allégorie dans le poudroiement bleu du clair de lune.

C’est une époque qui disparaît. Les derniers chevaliers de France vont charger. » (p 65)

[…]

« Alors, venue de la droite, s’élève une clameur, un long cri qui prend aux entrailles :

Vive la France ! Chargez !

Gironde et Gaudin de Villaine, à la tête de leurs hommes, la lance basse, chargent. Ils apparaissent dans le cercle flamboyant qui s’étend sur les champs. Aux yeux de Kérillis, dressés sur les coudes, s’offre une fantastique vision. Sur le fond noir de la nuit, nimbés de lumière comme sous les feux d’un projecteur, magnifiques et terribles, baignés de reflets sanglants, cavaliers et chevaux se précipitent.

Vive la France ! Vive la France ! Chargez !

Les pointes des lances, les cols blancs, les boutons de tunique scintillent. Dans un suprême effort, le peloton tout entier se rue comme un bloc, droit sur les avions. Kérillis aperçoit Gironde et Gaudin de Villaine, en avant, courbés sur l’encolure, le bras tendu. » (p 68)


René Chambe L'escadron de Gironde Présentation Flammarion 1958

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 -1983).

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