Dans l’enfer du ciel (1933)

Marquant un virage littéraire de l’auteur, ce livre délaisse le genre romanesque et prend les traits d’un livre d’histoire autant que d’aventure(s) aérienne(s). René Chambe a retenu cinq histoires à l’honneur des aviateurs français de la Première Guerre. Avec le livre Enlevez les cales ! qui le suivra (1934), ils forment un diptyque vivant et percutant sur l’aéronautique militaire et civil, au moment même de la création de l’Armée de l’Air. En 1933, René Chambe est affecté auprès du Chef d’Etat-Major général de l’Air, Victor Denain, qui devient ministre de l’Air en 1934. Sous son impulsion, alors qu’il le suit au cabinet ministériel, Chambe crée en 1934 le Service historique de l’Armée de l’Air. Rôle qui lui sied à merveille…


René Chambe - Dans l'enfer du ciel 1933

1933, Baudinière
Lauréat du « Prix d’Académie » 1935 de l’Académie française.


Pour présenter ce livre dont le titre lui fut donné par sa femme Suzanne, donnons la parole à Paul Bléry (aviateur, écrivain, collaborant aux Nouvelles littéraires) avec cet article paru dans Les Ailes (n°640 du 21 septembre 1933) :

« Le commandant-pilote René Chambe, le romancier du Bracelet d’ébène, de Sous le casque de cuir, d’Altitudes, vient, pour une fois, de changer de méthode : le voici historien.

Il nous apporte, avec Dans l’enfer du ciel (Baudinière), cinq tableaux guerriers qui forment une fresque vivante : la première victoire de Navarre ; une explication sévère de Brocard ; le plus grand combat de Fonck ; la bataille aérienne de Conflans ; l’extraordinaire aventure du commandant Evrard et du sous-lieutenant Emrich.

[…]

Chambe nous donne, pour la première fois, dans notre littérature de l’Air, une vision de véritable histoire, c’est-à-dire la fusion artiste de la photographie psychologique et de la synthèse.

Chambe a écrit son livre « pour servir ». Il s’adresse donc aux générations qui feront la France de demain, à la jeunesse…, à notre jeunesse trop encline à croire au miracle permanent des aînés.

Mais Chambe s’est proposé une action plus vaste et plus profonde encore ; avec beaucoup de tact, avec une ardeur sereine, notre camarade fait vivre devant nos yeux, sans allégorie, sans symbole, le visage de la France d’aujourd’hui, ce visage dont l’effet reste magique au milieu des fermentations de querelles, et qui sait dominer avec autorité les rumeurs de l’horizon.

Les dernières pages du livre offrent une réplique particulièrement heureuse au programme développé dans l’ « Avant-propos ». Nous y retrouverons tous, avec une égale conviction, avec une même volonté, une même émotion affectueuse, l’assurance de la fraternité indestructible, de l’Italie et de la France.

Dans l’enfer du ciel, écrit dans une langue nerveuse, colorée, est un grand et très beau livre que les aviateurs mettront à une place de choix dans leur bibliothèque. »

Son récit de la bataille aérienne de Conflans en septembre 1918 (avant-dernier chapitre) fut l’objet de sa première contribution pour la Revue des Deux Mondes (15 avril 1933). Préalablement à la parution du livre et en même temps que fut publié l’article, il en donna une version radiophonique qu’il lut lui-même au microphone de la radio de la Tour Eiffel en avril 1933 ! Quand au récit sur la première victoire de Jean Navarre et de Jean Robert (premier chapitre), il s’agit de la première victoire de l’escadrille 12 survenue le 1er avril 1915 tandis que René Chambe lui-même abattit avec le pilote Pelletier-Doisy (son pilote habituel était Navarre) un autre avion le lendemain 2 avril 1915. C’étaient les 4e et 5e victoires aériennes françaises homologuées. Chambe attendra 1955 pour publier le récit de sa première victoire dans Au temps des carabines (Flammarion), se gardant de se mettre en avant dans Dans l’enfer du ciel avec d’énigmatiques « lieutenant X » ou en « le passager »…

Prix d’Académie 1935 (Académie française)

Le prix décerné à René Chambe louait le talent de son auteur déployé pour ses ouvrages Dans l’enfer du ciel et L’escadron de Gironde (Baudinière, 1935). René Doumic, le secrétaire perpétuel s’exprime en ces termes :

« On a beaucoup dit, ces années dernières, qu’un genre était épuisé, dont le public est las : je veux parler des récits de guerre. C’est beaucoup se presser d’enterrer un genre qui apparaît si vivant dans ces livres que le colonel René Chambe intitule : Dans l’enfer du ciel, et l’Escadron de Gironde.

L’enfer du ciel, accouplement de mots qui eût jadis présenté le paradoxe d’un violent contraste, qui est devenu aujourd’hui une réalité, grâce à cette conquête de l’air, dont un poète prophétisait naguère qu’elle amènerait la fraternité des peuples et l’avènement de la paix universelle. Comme la terre et les eaux, l’air est devenu aujourd’hui un champ de bataille. Et quelles batailles ! C’est aussi un lieu commun de dire que dans la bataille moderne on ne voit rien, qu’elle échappe au regard et à la description. René Chambe, avec la précision du technicien, nous fait voir ce que j’allais appeler le terrain, suivre les phases de la lutte, mesurer la hardiesse du combattant. Nous avons la sensation qu’ici tout est vrai, rigoureusement vrai. Nous sommes en confiance. Nous nous livrons au conteur qui, en soldat doublé d’un artiste, nous rend présente l’âme du combat. »


René Chambe - Dans l enfer du ciel Ed Baudinière 1947  René Chambe - Dans l enfer du ciel Ed Baudinière 1947-2

Deux éditions postérieures de 1947, Baudinière.


Extraits

Les vagues menaçantes des arbres, des haies, des maisons roulent et déferlent de plus en plus vite sous ses roues. Des bandes claires, sombres, blanches, vertes, rouges semblent courir, se chevaucher, se croiser en tous sens.

            Le pilote a assuré fermement ses deux talons sur le palonnier. Il a placé son avion face au vent. Sa main gauche a fermé les gaz, tandis qu’insensiblement sa main droite a tiré sur le manche.

            Comme dans un rêve, il a entendu mourir le vrombissement du moteur, s’élever le chuchotement des haubans, le susurrement des cordes à piano.

            Le dos rond d’un bessonneau, avec sa gueule noire ouverte, a glissé comme un film, tout de suite emporté, évanoui. Et maintenant, devant lui, du vert, rien que du vert, avec des petits points jaunes et des petits points blancs qui sont comme des boutons d’or, des pâquerettes. Une dernière traction nuancée, très douce, des commandes. Un choc souple, feutré : les roues dans l’herbe. Un autre choc un peu plus sec, suivi de quelques cahots : l’acier de la béquille. C’est fini, l’avion roule devant lui, emporté par la vitesse acquise, puis s’arrête.

***

            Et tout à l’heure, à la table du mess du G.B.4, il va leur falloir, à tous, comme à l’habitude, prendre place. Sur la nappe à carreaux rouges et blancs, si gaie, les assiettes à fleurs seront alignées, avec leurs serviettes nouées. Les leurs seront là. Personne n’aura encore osé le geste de les enlever, le geste définitif, le geste presque sacrilège qui raye et qui efface…

            Quand ils s’asseyeront, leurs fronts seront empreints de cette gravité qui trop de fois déjà les a voilés. Leurs masques auront les traits plus accusés, les lèvres durcies. Ah ! la solennité de ces minutes, dont ceux qui les auront connues ne pourront perdre jamais le souvenir. Le moral doit demeurer intact, indestructible. Rien ne saurait l’atteindre !

            L’ordonnance, chargé du service de salle, est entré. Il est rouge, intimidé, il tient un papier à la main. Il cherche des yeux… Le sous-lieutenant Calbet est tombé ?… L’aspirant Grand est tombé ?… Quel est donc à présent l’officier le plus jeune ?… Quelqu’un le lui désigne. Alors il lui, tend le papier. Ce n’est que très peu de chose, presque rien, c’est le menu du jour.

            Très peu de chose, oui…

            L’officier l’a pris, machinal, mais soudain pâli. Silencieux, il le froisse entre ses doigts. Jamais il n’osera, non jamais ! Il hésite, mais il rencontre le regard du commandant. Et, autour de lui, tous attendent…

            Allons ! Les traditions, elles aussi, doivent demeurer ! Les traditions de la jeune aviation qui datent, c’est vrai, de si peu d’années, mais qui, à tous, paraissent aujourd’hui anciennes, lointaines, tellement anciennes et tellement lointaines, tant elles ont été conservées, consacrées dans toutes les escadrilles, à travers tant d’heures brûlantes, heureuses ou terribles, tant de sacrifices, consentis, dans le bonheur ou le malheur, mais toujours dans la gloire, par tant et tant d’équipages qui se sont, hélas ! si vite succédé à ces mêmes tables… Oui, il faut conserver, maintenir ! Le moral est à ce prix ! Debout ! Il faut agir comme si tous étaient encore là. C’est la règle !

            L’officier s’est levé. La feuille blanche frémit à peine entre ses doigts. Des yeux, il interroge une dernière fois le commandant, et celui-ci lui fait un signe. Alors, redressé, au garde à vous, la voix rigide, le jeune lieutenant prononce la formule rituelle :

            – Mon commandant, Messieurs, je vais avoir l’honneur de vous donner lecture du menu de ce jour…

            Puis il a lu. Sa voix a réussi à ne pas trembler. D’une brève inclinaison, trois fois répétée, il a salué d’abord le commandant, puis, à droite et à gauche, ses camarades, qui, tous ensemble ont rendu le salut.

            La gorge serrée, il a pu achever :

            – Bon appétit, mon commandant ! Bon appétit Messieurs.

            Et il s’est rassis.

La vie continue…

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 -1983).

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