Altitudes… (1932)

Dans ce troisième et dernier roman, René Chambe nous plonge dans les contradictions de cette curieuse période d’entre-deux-guerres où l’utopie de la paix entre la France et l’Allemagne ressemble plus à un manque avéré de clairvoyance et de responsabilité, selon l’auteur. « La France désarmée n’est pas une utopie mais une tentation » clame le père d’Alain, le général de Custonne, alias le « général Souvenir ». Ne pourrait-on pas affubler désormais René Chambe de ce surnom qui lui va comme un gant : le général Souvenir ?…


René Chambe - Altitudes Ed Baudinière 1932  René Chambe - Altitudes Ed Baudinière 1947

1932, Baudinière (couvertures 1932 et 1947)
Préface de Paul Chack


L’existence du jeune lieutenant d’aviation Alain de Custonne traverse une sérieuse turbulence durant une année à cheval sur 1930 et 1931. Issu d’une illustre famille d’officiers au service de la France, il porte le poids du devoir et de l’atavisme. Une rencontre va percuter de plein fouet sa vocation d’officier pilote dans l’aviation. Tout le monde, de ses camarades d’escadrille à ses amis, déplore son attitude changée et son inhabituelle distance.

La baronne Solita de Hentzau est veuve, son mari allemand a été tué sur le front en 1914-18. Depuis, elle s’est chargée farouchement d’un devoir de pacification en Europe et met le jeune Custonne devant sa condition et ses responsabilités lors d’une rencontre à la chasse, à Champagny-en-Vanoise… Une année va se dérouler entre cette première rencontre et la deuxième, même jour, même endroit, l’année 1931. Alain aura-t-il été au bout de son engagement de quitter l’uniforme ?

Mais encore…

Outre ces pages aériennes, belles autant qu’instructives sur les exercices de combats aériens avec l’aide d’appareils photographiques, c’est une fenêtre sur l’aviation militaire de l’époque avec toute la fierté qu’elle porte. Le livre rapporte enfin le débat des années folles entre pacifistes et « réalistes », internationalistes et partisans des nations. De la bouche de Solita, René Chambe rend compte du noble discours pacifiste. Mais déjà, Chambe mentionne le nom d’Hitler et relate un fait venu des lycées allemands où à la question « Quelle est la plus belle cathédrale d’Allemagne ? », les élèves répondent : « Strasbourg ! ». Dans une lettre à Henry Bordeaux (du 16 mai 1932, AD Savoie), il écrit :

« l’aviation militaire, placée en face du dramatique problème du désarmement, est le sujet de ce roman. Je le voudrais digne de son titre et me suis efforcé de garder à mon arme toute cette élévation de pensée que vous avez dépeinte si magnifiquement dans la « Vie héroïque de Guynemer » ».

D’ailleurs, Chambe n’adresse-t-il pas cette dédicace imprimée au début du livre, précédant la préface de Paul Chack ?

« A vous mes camarades, pilotes de la nouvelle génération, qui saurez, dans les remous perfides de cette époque troublée du temps de paix, garder la main ferme sur les commandes, comme l’ont gardée vos aînés dans la tourmente du temps de guerre ».

Mais c’est aussi dans son roman précédent, Sous le casque de cuir, que l’on peut trouver ce regard sur l’époque, comme dans ce passage par exemple, où Survian, ancien capitaine d’aviation est passé dans le civil :

« – Vois-tu, jamais le rôle de l’officier n’aura été plus grand. Mal payé, mal logé, mal vêtu ; déconsidéré, oublié de tous, si ce n’est d’une rarissime élite ; honni du plus grand nombre – après la victoire, la plus formidable de toute notre Histoire ! – livré aux plus basses injures de la canaille communiste ; abandonné par trop de camarades passés, comme moi, dans les rangs des civils ; sans soldats, sans un sou, sans espoir, mais avec, au fond du cœur, cette petite flamme incompréhensible qui ne veut pas s’éteindre, oui, il faut un sacré moral pour rester ! Grandeur et servitude, Vigny fut un génie.
Tu es resté, toi, tu as de la veine. Moi, je suis parti, mais je donnerais bien cher pour revenir crever de faim parmi vous !  »

L’entre-deux guerres, pour René Chambe, ressemble à une période « grise et fade« . On est loin de l’image excitante de la vitalité et de la créativité débridée des années folles et des avant-gardes artistiques. Son regard est bien sûr politique. On peut lire l’insatisfaction qu’il tire de son époque, par exemple, dans la préface qu’il écrit pour René de Narbonne dans Les ailes qui poussent (Baudinière, 1935). Mais Altitudes… résonne encore dans son Histoire de l’aviation (Flammarion, 1949), écrite dix années avant sa publication, à la veille de la guerre. La conclusion qu’il rédige pour ce livre est angoissante, et pour cause…

« En cette année 1939, de nouveau la paix du monde est, en effet, en péril. Aucun esprit, même le moins clairvoyant, ne peut conserver d’illusions. Que ce soit en Europe, en Amérique, ou en Asie, le spectre de la guerre, que les Alliés, victorieux en 1918, ont eu l’imprudence de mal ensevelir, se dresse, une fois encore, sur l’horizon. La catastrophe ne sera pas évitée. »

A travers la personne du père d’Alain, le général Souvenir, René Chambe en profite pour relater un fait d’arme datant du 9 septembre 1914 à Mondement et sur les rives du Petit-Morin qui irrigue les Marais de Saint-Gond (Bataille de la Marne). Au même moment, l’auteur était quelques kilomètres plus à l’Ouest, à la prise de Château-Thierry puis au raid de Sissonne. De tout ceci, il en sera question dans Adieu cavalerie ! publié en 1979. Attaché au travail d’histoire, il évoque également l’action du 10e Hussards au même endroit en 1814. Ce régiment fut le tout premier de son engagement militaire, à Tarbes.


René Chambe - Altitudes Ed Baudinière Hebdo 1935

Altitudes… dans la collection « Hebdo » (1935) qui reprenait les grands succès de la maison vendu au prix attractif de 3 francs. Plus tard, Marcel Berger publia dans un recueil de textes intitulé « Les plus belles histoires de l’aviation » (SEGEP, 1952) un extrait d’Altitudes…


Extraits

Là-bas, dans l’avion de tête, le capitaine Provensal leva le bras.

Et, au signal, les cinq Bréguet se ruèrent sur la piste. L’atmosphère, toute entière, vibra d’une insoutenable clameur. Alain ouvrit la bouche pour atténuer le bruit. Devant lui, la nuque, emprisonnée de cuir, de Saint-Ellix se penchait au poste de pilotage.

Cramponné des deux mains au tube des longerons, Alain se dressa pour mieux voir.

Film frappé de folie, le paysage se déroulait dans la bourrasque. Des bâtiments, des hangars géants, des avions au repos, des silhouettes d’homme, puis des tâches indistinctes blanches, rouge, multicolore, des filières dans un vertige, furent atteints, dépassés, puis balayés comme des feuilles.

Alain tenta de fixer les yeux sur le sol, tout près, devant le bord d’attaque. Il ne perçut qu’un frémissement vert aveuglant, strié de mille reflets d’or. Il releva la tête sous la gifle du vent.

A droite et devant lui, les quatre autres Breguet, fuselage haut, dévoraient l’espace dans un hurlement furieux.

Ils quittèrent le sol, tous les cinq à la même seconde, et sautèrent ensemble les arbres de la route.

« Décollage impeccable », jugea Alain.

L’avion qui l’emportait, piloté par Saint-Ellix, formait l’aile gauche de l’escadrille.

Exercice de combat.

***

« Il m’est impossible, aujourd’hui, de porter l’uniforme, car j’estime qu’à notre époque le fait, pour un pays, de maintenir une armée est un crime contre la civilisation.

La guerre sans nom, qui vient de bouleverser le monde, ne vous a donc pas dessillé les yeux ? Vous souhaitez qu’une telle horreur revienne ?… »

Le général s’était à son tour levé.

« – Je vois que ton Allemande a su te les ouvrir les yeux ! Ainsi, c’est pour soutenir une thèse aussi puérile, pour jeter de telles paroles dans le vent que tu es venu ce soir, Alain ! Toi, le jouet d’une telle aberration, le champion d’une pareille erreur, mais c’est risible ! Tu serais de ceux qui prêchent le désarmement pour établir la paix ?…
– Le désarmement universel, oui.
– La voilà, l’utopie !
– Non ! Pas l’utopie, le rêve.
– Le songe !

Alain frappa sur la table.

– Vous n’avez pas le droit, mon père, de railler systématiquement, ni d’écarter d’un geste aveugle la clarté que d’autres voudraient lever sur le chaos où nous nous débattons ! C’est indigne de vous !

Le général de Custonne repoussa son fauteuil et reprit sa marche fiévreuse, les mains derrière le dos.

– Qu’es-tu devenu, Alain ! Tu parles comme un rhéteur, avec une grandiloquence de réunion publique. L’aveugle, c’est toi ! Le désarmement universel ? Te rends-tu compte des obstacles géants qu’il faudrait renverser ! »

[…]

Ce n’étaient pas deux hommes, à présent, qui s’affrontaient, un père et un fils séparés par une discussion banale, mais deux générations aux idées également belles, également hautes, également humaines, mais séparées par un abîme infranchissable.

L’une avait vu, dans les trente dernières années, s’étendre peu à peu sur l’Europe l’ombre sinistre et inéluctable de 1914. […]

L’autre génération avait grandi dans l’horreur. Elle s’était formé une âme dans les pires ténèbres qu’ait jamais connues l’humanité. Assoiffée de lumière, livrée à elle-même, en proie au doute sur le chemin à suivre, elle avait hésité, erré, elle errait encore, prête aux erreurs généreuses, aux idées les plus chimériques, convaincue qu’après tant de souffrances, les peuples, saisis de dégoût, seraient prêts, malgré les haines et les luttes d’intérêts de jadis, à fraterniser pour toujours dans une immense et universelle réconciliation. »

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 -1983).

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