Portrait d’un valeureux adversaire – 2 avril 1915 – 2/2

Au temps des carabines – Extraits (Flammarion, 1955)

Nous avons eu l’occasion d’évoquer, à travers une aquarelle particulièrement exceptionnelle, la figure du pilote allemand von Keussler, vaincu du premier combat aérien que livra René Chambe (observateur) avec son pilote Pelletier-Doisy. En tant qu’objet, cette aquarelle a fait l’objet d’un article dans la catégorie « Le soldat », ici, nous évoquerons à nouveau cet équipage allemand par le truchement de « L’écrivain ». C’est l’ambiguïté intrinsèque de ce site et de l’homme : comment distinguer l’écriture et la réalité ? alors que l’écriture nous donne accès à la réalité ! La réponse est simple : s’agit-il d’un texte publié dans un de ses livres ou non ?

Revenons au 2 avril 1915. Au valeureux adversaires, opposons les valeureux vainqueurs. Les deux extraits qui suivent reflètent bien cet « esprit de chevalerie » qu’on a attaché aux pionniers de l’aviation de chasse. Dans ces avions se trouvaient bien souvent des cavaliers, et dans la cavalerie se retrouvaient souvent les membres des familles nobles (allemandes comme françaises ou plus largement européennes) qui entretenaient un certain sens de l’Histoire et cultivaient une manière de « faire la guerre ». (Au passage, on ne saurait que recommander l’excellent film « Baron Rouge » [de Nikolai Müllerschön, 2008]). René Chambe, tout « roturier » issu de la bourgeoisie lyonnaise qu’il fut, se reconnaissait parfaitement dans cet esprit de service du pays. Les deux passages sont tirés de son récit, rappelons-le, de son premier combat aérien et de sa première victoire.

«           Dans trois secondes, je verrai ses yeux et je tirerai…
Quel est cet homme ? Car c’est un homme comme nous. Nous avons vécu jusqu’ici sans nous connaître, sans soupçonner notre mutuelle existence, et cependant le destin nous a, depuis notre enfance, tenus, lui comme moi, serrés dans sa main. Il nous réservait pour cette rencontre en plein ciel, hors de l’humanité. Nous n’avons aucune haine l’un contre l’autre.
Peut-être en d’autres temps, si nos chemins se fussent croisés, eussions-nous éprouvé une sympathie réciproque. Peut-être eussions-nous échangé des conversations, ou des lettres, aimé la même musique, Bach ou Chopin, joué au bridge à une même table. C’est peut-être un homme très agréable.
Et nous vivons aujourd’hui ce conte d’Edgar Poë, cette page de Wells. Nous devons chercher, l’un comme l’autre, à nous précipiter dans la plus terrible des morts. La guerre…
Son casque se rapproche à toute vitesse.
Cette fois, je ne le manquerai pas ! »
(Au temps des carabines. Flammarion, 1955. P 138-139)


René Chambe - MS 12 - Journal Spirou n°1410-1965Illustration : 50 ans après ce combat, « Les plus belles histoires de l’oncle Paul » du Journal de Spirou immortalisait l’instant… (Le Journal de Spirou n° 1410 – 1965)


 […]
Revenus de Vaudemanges à la ferme d’Alger, nous la trouvons envahie par la foule.
Dans une pièce, les officiers, à qui nous avions confié nos prisonniers, ont achevé leur interrogatoire. Ceux-ci vont être emmenés au Q.G. de l’armée Gouraud. Ils sont dans la cour, encadrés par deux soldats, baïonnette au canon. L’ober-leutnant Bobruggle est très pâle. A ma vue, il fait un pas vers moi et me montre sa tunique et celle de von Keussler. Sa Croix-de-fer et leurs insignes de pilote et d’observateur ont disparu. On les leur a enlevés. Nous les leur avions laissés, nous ! C’est sacré, ces choses-là !
D’un bond, je suis dans la salle de l’interrogatoire. Un capitaine d’état-major de brigade est là, brassard bleu au bras. C’est un artilleur. Debout, il range déjà ses papiers, enfouit dans sa serviette les décorations et les insignes des deux Allemands :
– Pardon, mon capitaine, permettez !
Il me toise.
– Vous désirez ?
Affermissant ma voix prête à trembler de colère, je me nomme, je proteste contre le geste de soustraire à des combattants valeureux des objets personnels. Si quelqu’un avait le droit de se constituer des collections au détriment des prisonniers, il appartiendrait à ceux qui les ont capturés, non à d’autres. Ces objets sont à nous, à Pelletier-Doisy et à moi. Ce sont nos prisonniers. Nous réclamons les décorations et les insignes.
D’autres officiers sont présents, un capitaine, un lieutenant. Tous deux me considèrent avec surprise. L’un d’eux se décide, fait un pas en avant, nous serre la main :
– Ah ! c’est vous qui avez abattu cet avion ? Il fallait le dire. Nous ne savions pas qui vous étiez. On ne peut rien vous refuser, c’est juste. Reprenez ces insignes, ils n’apprendraient d’ailleurs rien à personne. Ils sont à vous.
Le capitaine au brassard bleu nous les rend de bonne grâce, en souriant.
– Tenez, mes jeunes camarades, les voilà. Vous les avez bien gagnés.
– Merci !
Nous saluons et sortons rapidement. L’ober-leutnant Bobruggle et fahnrich von Keussler sont encore dans la cour, entourés de leurs gardes. Je vais à eux et, hors de la vue des officiers qui nous les ont rendus, afin de ne pas les froisser, je leur remets leur croix et leurs insignes.
– Prenez, ceci est votre bien. On ne vous les enlèvera plus.
Tous deux s’inclinent. Bobruggle me salue une dernière fois, en me regardant dans les yeux. Il aura traversé ma vie comme un météore. Nous ne nous reverrons jamais. »
(Au temps des carabines. Flammarion, 1955. P 152)

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).

https://generalrenechambe.com