Lettre du front – 8 octobre 1914

A l’issue de la bataille de la Marne, René Chambe se jette avec tous les autres dans la « Course à la Mer ». Ce jeudi 8 octobre, il écrit très longuement à son frère et évoque une reconnaissance effectuée la veille qui faillit lui coûter la vie, à Ervillers au bois d’Adinfer près du village de Ransart (secteur d’Arras). Dans son livre Adieu cavalerie ! La Marne, bataille gagnée, victoire perdue (Plon, 1979, en note page 23), il ne raconte que très brièvement cet épisode et s’étend un peu plus sur le sort de son ami le sous-lieutenant Verny (20 ans). Le général Grellet, commandant la 10e Division de Cavalerie avait tenu à renvoyer une reconnaissance au même endroit le lendemain malgré les réserves du colonel et de Chambe lui-même. Ce qui risquait d’arriver arriva à Verny. Une balle fatale le percuta de plein fouet. Chambe parle aussi d’une autre reconnaissance (le 1er octobre) qui lui vaut une citation. En réalité, les deux reconnaissances des 1er et 7 octobre lui vaudront deux citations à l’ordre du régiment.

Ses lignes sur l’arrivée salvatrice du soir et plus loin, sur son sentiment sur le caractère « déprimant » de la « bataille moderne » sont touchantes. Malgré toute sa bravoure, son panache, sa volonté de fer et son optimisme, on le prend parfois à avouer son dénuement devant cette guerre atroce : « Une guerre comme la nôtre, avec l’armement actuel, est la plus grande des folies, le plus grand des crimes ». Il rêvait de guerres napoléoniennes, de champs de bataille et d’assaut de cavalerie à l’ancienne. Mais c’est bien connu, tout le monde s’est surpris à se voir dans une guerre inédite dans sa forme et son déroulement. Voilà qu’en présentant cette lettre par des détails, j’en viens à dire combien elle est peut-être la plus touchante de toutes, on est pourtant au tout début de cette guerre et il y a déjà tout : un farouche patriotisme, une envie incontestable de vaincre, et une vision d’horreur, de crime et d’absurdité, un peu de mélancolie. Et cette vision vient d’un soldat modèle qui récoltera cinq citations durant ce conflit, entrera sous-lieutenant de cavalerie et en sortira capitaine (à titre temporaire) versé dans l’extraordinaire aviation. Il en vient même parfois à parler au passé du conflit, alors même qu’il y est plongé, comme si « l’affaire » était réglée.


René Chambe - 20e Dragons - Carte en franchise du 8 octobre 1914


Carte en franchise de René Chambe à son frère Joseph du Jeudi 8 octobre 1914 :

« Jeudi 8 octobre 1914

[…] Tu me demandes mes impressions. Je te promets de te les écrire dès que je pourrai. Mais quand !!!! Songe que depuis 6 jours nous sommes au feu constamment, constamment. Là où nous sommes se livre une bataille gigantesque… Quand partira cette carte que je t’écris hâtivement, assis sur le bord d’un chemin, au revers d’un talus !! Hier encore j’ai fait une très belle reconnaissance. J’ai une balle qui a traversé mon casque. Mon vieux celle-là n’est pas passée très loin ! Un joli souvenir à conserver dans les bibelots de famille… Je vais très bien, très bien malgré le manque de sommeil et la tension d’esprit (choses très pénibles) […] ».

 

Lettre de René Chambe à son frère Joseph du Jeudi 8 octobre 1914 :

« Jeudi 8 octobre 1914

            Mon cher Jo, ce soir malgré l’envie folle que j’ai de me jeter dans la paille et de dormir comme une brute je tiens absolument à t’écrire.

            Oh il me faut du courage tu sais ! Songe qu’il est onze heure du soir, que nous arrivons dans un petit village où nous sommes au cantonnement d’abrite (l’ennemi est à 2 km) et songe aussi que cette lettre, je te l’écris sans presque avoir l’espoir qu’elle te parvienne !

            Je veux t’écrire ici mes impressions comme tu me le réclames. Ne fais attention ni au style, ni à l’écriture, ni au papier, ni à rien. Je dors, je dors !

            Mes impressions ? Je prends une journée de guerre : D’abord nous vivons dans une atmosphère très spéciale. Il nous semble que nous sommes séparés du reste des vivants, que tout ce que nous avons fait avant la déclaration de guerre est lointain, lointain ! Et c’est pourquoi tu ne peux t’imaginer à quel point je tiendrais à ce que tous dans vos lettres vous m’écriviez beaucoup de petits détails de la vie courante, des riens qui vous paraissent insignifiants, mais qui, pour nous, prennent une importance émouvante et immense.

            Vois-tu nous vivons dans la mort. Elle ne frappe pas toujours, mais à chaque instant elle peut venir brutalement. Ce qui a de fantastique c’est qu’on s’y habitue très bien. On accepte.

            Tu ne peux te faire une idée que la détente d’esprit que nous éprouvons tous lorsque la nuit tombe. La nuit c’est le moment où l’on cesse de se battre, où le danger disparaît, où les hommes font trêve, ne cherchent plus à s’entretuer. Dès que le soleil paraît, ce même danger reparaît implacable. Verra-t-on le soleil se coucher ? Comme c’est long un jour !!! Oui, au crépuscule on respire, on ne pense plus à la guerre. C’est l’heure où chacun rêve à l’époque passée qui semble si lointaine où l’on était en paix. Chacun revoit les figures chères, le foyer, la maison. C’est l’heure où personnellement je pense à vous tous, où moi aussi je revois la Verpillère, les horizons connus et chers.

Je pense à des tas de choses très douces, je revis avec amertume des jours qui sont passés. Le passé comme c’est loin ! Quel abîme a creusé cette déclaration de guerre ! Cette guerre tu ne peux t’imaginer ce qu’elle est, quelle scène d’horreur sinistre, de boucherie !!! On s’est battu déjà en 1870 à l’endroit où nous sommes. Dans les villages que nous traversons il y a des vieux et des vieilles qui se souviennent. : « Ah c’est bien plus, bien plus terrible, disent-ils ! En 70 on se battait un jour, on entendait le canon une fois et c’était fini pour une ou deux semaines. Après quoi on recommençait. Mais aujourd’hui c’est tous les jours, sans arrêt, sans arrêt le canon, la fusillade et encore, encore le canon !!! Ça ne s’arrête jamais ! »

            Ils ont raison ces vieux. Pas une minute de répit ni de trêve ! Une guerre comme la nôtre, avec l’armement actuel, est la plus grande des folies, le plus grand des crimes.

            Je l’ai désirée de toutes mes forces et je suis heureux qu’elle ait eu lieu. Ce sera plus tard pour la France une période féconde et vivifiante. Mais comme elle sera chèrement payée ! Que de camarades, d’amis déjà qui sont tombés !

            […]

            Oui nous vivons dans une atmosphère terrible, mais comme c’est beau ! sublime !


Casque de Dragons_RCHambe au 20e Dragon

Photo : la casque de Dragon (20e Dragons) du sous-lieutenant Chambe, perforé par une balle alors qu’il est en reconnaissance le 7 octobre 1914. « Mon vieux celle-là n’est pas passée très loin ! Un joli souvenir à conserver dans les bibelots de famille… »


            Tu ne peux te faire une idée de la joie immense, magnifique que j’éprouve au milieu de mes hommes. Je devine, je sens la confiance que je leur inspire. Ce ne sont plus les petits cavaliers de Limoges que je commande, mais des guerriers, des vrais qui ont vu le feu … et sérieusement. Dans les moments difficiles je sens leurs yeux fixés sur moi et alors, tu sais cela me communique une force énorme ! Être un chef ! Je sais bien maintenant ce que c’est !…. Quand un obus tombe trop près, que les balles sifflent, je m’efforce de trouver un sourire ou un lazzi, alors tout mon peloton en fait autant. Et le soir, au bivac [sic], quand au moment de la soupe (lorsqu’il y en a !) je me promène au milieu d’eux, je leur parle comme à des camarades, je leur parle de leur pays, de leur cher Limousin. Comme ils m’écoutent rêveurs, ou farouches les yeux brillants.

            Mes hommes j’en fais ce que je veux ! Je les mène où je veux ! Ces types vois-tu, après la guerre, je ne les oublierai jamais, je leur écrirai à tous. Très souvent on m’envoie en reconnaissance, je me suis fait un peu une spécialité.

            Chaque fois j’emmène quatre ou cinq cavaliers. Ils se disputent pour venir. Et pourtant il y a du danger. T’ai-je dit, que l’autre jour j’ai réussi à faire une très belle reconnaissance, à percer les lignes ennemies et à envoyer des renseignements qui ont été jugés très précieux. Je vais être cité à l’ordre m’a dit le colonel. Avant-hier [en réalité la veille, donc « hier ». Ndlr] j’ai recommencé, mais cette fois j’en rapporte un autre souvenir. Tiens je te raconte la scène.

            C’était près d’un grand bois tenu par l’ennemi. Bien entendu on ne les voyait pas, cachés dans les taillis. J’avais reçu l’ordre de reconnaître si un village situé en arrière de ce bois était occupé par les Allemands et par quelles forces.

            Pour y aller il fallait à tout prix passer près de ce bois ou près des tranchées allemandes. Et mon vieux, rien pour se dissimuler, rien pour se cacher. On était vu de loin. Ma fois il a bien fallu y aller. La seule façon de voir d’ailleurs si l’ennemi est quelque part c’est de se faire envoyer des coups de fusils. Nous avons traversé de grands chaumes au galop en fourrageurs. Au moment où seul (heureusement) en avant je me suis arrêté au sommet d’une crête, la lorgnette à la main pour observer la lisière du village, une volée de balles a sifflé à mes oreilles. Ma jument a fait un bond terrible. Je l’ai cru touchée. Pour moi je n’ai rien reçu, mais je t’assure que j’ai piqué de deux pour me mettre hors de portée. J’ai eu le temps de voir quatre ou cinq allemands couchés derrière un gerbier de paille. Ce sont eux qui sournoisement m’avaient envoyé ces coups de fusil.

            Une balle n’est pas passée loin. Elle a traversé mon casque de part en part à deux centimètres de ma tête. Hein, un peu plus ! C’est égal, tu sais, je suis certain de revenir de cette guerre. J’ai trop de fois failli être touché ! sans jamais l’être.

            Je sens, je suis sûr de ce que je dis.

            D’ailleurs je porte sur moi de petits fétiches qui me donnent confiance. Dans mon porte-feuille je garde précieusement les violettes qu’a cueillies à La Verpillère notre cher petit Jacquot [son neveu né en 1913] et que Maman m’a envoyées. Elles ne me quitteront pas. Elles feront toute la campagne avec moi. Avec moi elles entendront siffler les balles, éclater les obus et les clameurs de la bataille. Je porte aussi sur moi des médailles saintes, présents qu’au moment du départ, les femmes ou familles d’officiers ont tenu à me donner. Avec tout ça, vois-tu, on revient.

            Une bataille moderne ?… C’est très déprimant. Bien rarement on voit l’ennemi. Pendant des heures on est pris sous le feu, sans savoir d’où il vient. Et l’ennemi non plus ne nous voit pas. On se tire dessus en effet sans se voir, d’après la carte d’Etat-Major et les renseignements des reconnaissances de cavalerie ou d’aéroplanes. C’est très sûr.

            Chaque jour, je tiens par écrit un journal où je note ce que nous faisons et mes impressions. Tu le liras après la guerre. Je n’ose l’envoyer par la poste. Il se perdrait.

            Au revoir, mon vieux, je tombe de sommeil. Gardez tous confiance, comme je l’ai moi qui vois de près les choses. Ça va bien je vous assure. Nous serons vainqueurs ! vainqueurs !!! Mille souvenirs à ceux que tu verras et que je connais, aux gens, aux bêtes, même aux meubles et aux objets de la maison. Si tu savais comme je pense à tout cela, comme je les vois !… ».

Source : Collection René Chambe

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).

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