Si Londres a subi dès 1940 les bombardements du Blitz de nos ennemis d’alors, l’ironie de l’Histoire a voulu que la France subisse aussi ceux de nos alliés américains principalement en 1944. Or René Chambe achève en 1939 son Histoire de l’aviation pour l’éditeur Flammarion, livre qu’il choisit de conclure par ce chapitre au titre évocateur : « Civilisation ». L’aviation représente en effet le défi le plus stimulant de l’histoire de l’humanité, mais aussi le visage le plus terrifiant. « L’invention vaut ce que vaut l’homme » nous rappelle-t-il. Voici comment la France se prépare aux risques des bombardements aériens à la veille du conflit.
Ecrit on l’a vu en 1939, destiné à être publié la même année par Flammarion mais finalement porté au public en 1949 sans modification, il faut lire le texte de ce chapitre avec deux intentions à l’esprit de l’auteur : 1/ Continuer encore et toujours de préparer moralement les Français à la guerre ; 2/ Dire aux Allemands, dont les francophones qui le liraient, que les Français sont prêts ! Ce texte est dans les éditions suivantes (à partir de 1958) inclus dans le chapitre précédant celui sur la Deuxième guerre mondiale, quoi que très largement réduit. Il garde donc ici dans sa version intégrale toute sa vigueur.
CIVILISATION
Paragraphe de conclusion de la première édition de l’Histoire de l’aviation (Flammarion, 1949) (texte intégral, pp 393-394).
« En cette année 1939 de nouveau la paix du monde est, en effet, en péril. Aucun esprit, même le moins clairvoyant, ne peut conserver d’illusions. Que ce soit en Europe, en Amérique, ou en Asie, le spectre de la guerre, que les Alliés, victorieux en 1918, ont eu l’imprudence de mal ensevelir, se dresse, une fois encore, sur l’horizon. La catastrophe ne sera pas évitée.
L’aviation va être appelée à jouer un rôle de premier plan. Et l’on ne peut s’empêcher de songer avec angoisse à sa terrifiante puissance de destruction.
La 35e escadre de bombardement, équipée en Amiot 143, en formation de vol à la fin de l’année 1938 alors qu’elle est commandée par le colonel Chambe à la base de Lyon-Bron. En novembre, il part avec son escadre en Afrique du Nord pour des exercices de jour et de nuit. Chambe est donc aux premières loges de la terrifiante guerre aérienne. Collection René Chambe.
La population entière, hommes, femmes, enfants, vieillards, des nations précipitées dans la guerre, participera aux opérations. Est périmée, révolue sans retour, la notion de jadis qui voulait que le sort de la guerre fût réglé par quelques batailles gagnées ou perdues, à l’aide d’un nombre limité de soldats. A cause de l’aviation et par l’aviation, l’incendie qui naguère se contentait de ravager la ligne de combat se propagera demain au plus profond des pays. Personne ne sera épargné. La guerre, le principe est immuable, a toujours été une question de force et pas autre chose. Elle est avant tout, aujourd’hui, une question de force d’aviation. Malheur aux nations qui n’auront pas su à temps se constituer une aviation puissante !
Telle est l’évidence. Par voie de conséquence, on est en droit de se demander si, en définitive, la conquête de l’air aura été, ou non, un bienfait pour l’humanité ? Que pèsent les satisfactions, les immenses possibilités de progrès social et de bien-être qu’elle apporte, au regard des effroyables destructions qu’elle est capable d’accomplir ? En 1939, la terreur règne. Elle règne depuis des années. Chacun sait qu’avec le rayon d’action des avions, il n’est plus un seul point du globe qui ne soit exposé à leurs coups. A toute heure et en tout lieu, la catastrophe peut fondre avec la brutalité de l’éclair.
Je surgirai de la nuit sans avertissement contre mes ennemis et je les frapperai avec la rapidité de la foudre. Cette menace est valable pour tous les instants. La tranquillité d’esprit d’autrefois a fait place à une inquiétude constante, à une hantise, à une psychose de l’attaque aérienne. Le repos a disparu de la surface de la terre. On vit dans un état de guerre larvée. Un mot nouveau a été forgé pour définir cette situation jusqu’alors inconnue : la guerre blanche.
Dès 1925, en pleine période de paix, on a vu fleurir dans tous les immeubles d’une capitale comme Paris, et aussi dans ceux des grandes villes, des instructions apposées, en général, auprès de la loge des concierges pour instruire les locataires de la conduite à tenir en cas de bombardement aérien. Dans chaque quartier, les abris souterrains, les caves, ont été recensés, visités, répartis entre les habitants. De puissantes sirènes ont été installées au sommet des plus hauts édifices, à seule fin de propager le signal d’alerte à l’approche éventuelle des avions ennemis. Chaque semaine, le jeudi à midi, pour en vérifier le fonctionnement, les autorités municipales font procéder, depuis dix ans, à des essais de ces sirènes au mugissement devenu familier.
Mieux encore, des équipes de volontaires, dites de défense passive, ont été constituées dans chaque centre urbain. Elles sont périodiquement instruites et entrainées à organiser les secours, à éteindre les incendies, porter assistance aux blessés et aux asphyxiés. Des exercices spectaculaires ont été offerts aux populations, avec feux de bengale rouges, pour figurer les immeubles en flammes, transports émouvants de morts ou de blessés postiches sur des brancards par des infirmiers coiffés du casque d’acier et le visage masqué de caoutchouc. Tous cela, sans doute pour mieux préparer moralement les habitants aux cruelles épreuves qui peuvent les atteindre.
Extraits d’une note de service rédigée par le colonel Chambe le 2 décembre 1939. Il met en garde les unités aériennes qu’il commande (toutes les forces aériennes et anti-aériennes de la VIIe Armée) contre une attaque surprise de l’aviation allemande qui mettrait en grave péril le matériel volant. Il suggère donc de disperser les avions à la tombée de la nuit sur des terrains auxiliaires par 3, 4 ou 5 afin de rendre les unités moins vulnérables. La suite des événements en mai 1940 lui donnera raison. Sur une note manuscrite d’après-guerre, Chambe déplore que les autres unités n’en aient pas fait autant, payant cher cette imprévision. Archive René Chambe.
En 1938, au moment de Munich (pour employer une locution devenue courante et qui restera dans l’Histoire) l’inquiétude a fait place à l’angoisse. Alors que la guerre paraissait imminente, on a pris dans le monde entier les ultimes mesures en cas d’attaques aériennes. Dans toutes les villes, dans toutes les agglomérations, jusque même dans les chefs-lieux de canton les plus reculés, chacun se sentant visé, on a creusé en hâte des tranchées-abris, fouillé et taraudé le sol, camouflé de couleurs sombres les édifices trop visibles, susceptibles de servir de repère aux avions ennemis. On a, dans toutes les mairies, distribué des masques à gaz aux habitants, avec injonction impérative d’avoir à le garder sur soi en permanence, dans un étui porté en bandoulière, de manière à être en mesure de le mettre au premier signal d’alerte. Les Gaulois, dit-on, ne redoutaient rien au monde, hormis de voir le ciel leur tomber sur la tête. En 1938, cette heure est venue pour leur fils.
La Terre se vante d’avoir conquis le ciel ? Erreur ! C’est le ciel qui a conquis la Terre. Il la domine, il la tient, nuit et jour, courbée sous sa puissance, sous l’emprise de la terreur. Le ciel se venge de l’homme qui a prétendu l’asservir. Il le force à s’humilier, apprenti-sorcier qui a déchaîné sur le monde une force géante dont il n’est plus le maître. Et, en fait de tourisme aérien, de voyages interplanétaires, il commence par le contraindre à d’abord creuser le sol, à s’y enfouir comme une bête apeurée au plus profond de son terrier.
Est-ce à dire que l’aviation soit à condamner, que cette invention de génie, si longtemps attendue, si longtemps espérée, soit aujourd’hui à regretter, à rejeter ?
Non, l’invention vaut ce que vaut l’homme. Celui-ci porte en soi son salut, ou son châtiment. Il lui appartient de le comprendre et de le choisir, lui si plein d’orgueil, si vain de sa puissance et dont l’intelligence, après vingt siècles, et davantage, de progrès dans l’ordre moral, intellectuel et scientifique, vient d’aboutir à la fabrication en série de cette merveille des merveilles, de ce joyau qui témoigne d’une manière éclatante de son degré de civilisation : le masque à gaz pour enfant nouveau-né.
L’aviation n’est pas responsable d’une telle situation. Elle demeure la plus haute, la plus pure des découvertes. Et, si elle est capable de supprimer un jour l’humanité et de la précipiter dans le néant, elle a aussi le pouvoir de lui ouvrir, demain, le champ sans limites du ciel. »
>En savoir plus sur l’Histoire de l’aviation.
Lire aussi : « L’aviation militaire française des années trente jusqu’à mai 1940. René Chambe prédisait des heures sombres.« .
____
La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983). https://generalrenechambe.com


Vous devez être connecté pour poster un commentaire.