Arrivé à l’extrémité de sa vie, René Chambe nous livre un avant-dernier livre touchant et émouvant. Avec Adieu cavalerie ! La Marne, bataille gagnée victoire perdue (Plon, 1979), ce livre est un deuxième volet de ce qu’il considère comme son « testament militaire ». Il devait être suivi d’un troisième ouvrage sur de Gaulle – un réquisitoire cinglant – refusé par Plon et par Flammarion. Mais ici, il se souvient de sa mission en Roumanie en 1916 et 1917. C’est un étonnant livre où l’on trouve plus d’humanité que de faits d’armes et où la mélancolie côtoie la vivacité d’esprit qui le caractérise. C’est un voyage en Roumanie, et au même titre que ses livres de souvenirs, c’est un voyage en intimité et en humanité. Avec son lointain roman Sous le casque de cuir (1928), ils forment un diptyque inédit de la vie romancée et de la vie romanesque. Ces deux livres sont les faces d’une même pièce.
Edition Plon, 1981.
Avec photographies de l’auteur.
Dans la vie de René Chambe, rien n’incarne mieux que la Roumanie ce mélange entre roman et romanesque. On trouve dans ce séjour – dans cette mission – et dans ses suites tous les ingrédients d’un roman. Très vite, il s’y attelle avec Sous le casque de cuir dont il adresse un exemplaire à la Reine Marie. Il lui raconte ses conférences sur la Roumanie qu’il donne en France depuis la fin de la guerre. Et avec son ami Paul Schneider, un autre aviateur de la Mission, il crée une association d’amitié franco-roumaine, Poftim, dont l’objet est de maintenir la fraternité d’arme qui est née entre les anciens combattants. Cette association vivra de 1925 (année approximative) à 1973. Quelques années plus tard, Chambe adresse son manuscrit à son éditeur. Pour quelqu’un comme René Chambe, le principal danger de la période contemporaine reste le communisme. Aussi n’épargne-t-il pas l’armée russe, encore impériale mais en pleine décrépitude, dans ses manquements et ses trahisons. Cette décrépitude militaire préfigure la destruction d’une société toute entière. Parlant d’Anna Pauker, il dit avec violence : « Vit-elle encore ? Est-elle seulement encore roumaine ? J’espère qu’elle a disparu. J’aime trop les Roumains pour lui donner le titre de Roumaine. Pendant trop longtemps elle a soulevé l’indignation et le dégoût du monde« . Lorsqu’il évoque son voyage de 1957 avec une délégation française pour la commémoration de la bataille de Marasesti (été 1917), que l’on a coutume d’appeler le « Verdun roumain » et dans laquelle l’armée russe a brillé par son absence traitresse, il montre cette mascarade orchestrée par le régime communiste et honorée par des soldats russes. Ce voyage a été controversé mais la délégation, si elle n’y va pas pour les communistes, s’y rend pour les oubliés de l’Histoire, pour ceux qui ne sont pas dupes. Et l’émotion toute dissimulée a été grande des deux côtés.
Le comité de lecture de la maison Plon s’exprime en ces termes :
« Durant la Grande Guerre, René Chambe est envoyé en mission en Roumanie ; là-bas, il va assister à l’entrée en guerre de ce pays ; il va s’y battre ; il sera blessé. Il sera ensuite chargé d’être l’un des derniers courriers diplomatiques entre la Roumanie et la France, et pour cela, il traversera en octobre 1917 la Russie en révolution.
Il y a dans ce livre deux grands “décors” : la Roumanie d’abord, l’une des plus belles cartes des Alliés, dit l’auteur qui s’indigne qu’on l’ait gâchée. Selon lui, si la Roumanie, au lieu de s’engager sur la route de Transylvanie (la « route sans horizon ») avait attaqué la Bulgarie, tout aurait été changé : la Russie n’eût pas déposé les armes, et il n’y aurait pas eu de révolution russe.
Mais ce qui fait le grand attrait de ce livre, qui se lit avec beaucoup de plaisir, ce n’est pas cela : c’est son ton, fait de tristesse et de nostalgie, c’est le témoignage très vivant, très humain, très réussi. C’est une épopée de l’Europe en guerre, un tableau prenant sur la fin d’une certaine Europe dont l’auteur rend à merveille le charme et la noblesse. Si les pages sur la Russie (assez brèves en vérité, juste vers la fin du livre) sont intéressantes, le meilleur est consacré à la Roumanie. L’auteur y mêle ses souvenirs et l’on sent bien que c’est toute sa jeunesse qui revit ici avec un accent très prenant. En particulier, il y a de fort touchantes pages sur une certaine Sandra, une infirmière très noble qui incarne, à sa manière, toute la Roumanie. Les récits de combats, ses souvenirs sur Limoges ou sur la chasse, ses rencontres avec la reine de Roumanie sont parfaitement racontés.
Oui, c’est un beau livre, où passe un étonnant souffle de jeunesse. Les dernières pages sur son retour en Roumanie en 1957 (où les jeunes femmes de 1916 sont devenues des femmes “surveillées” qui ont connu les tracas du régime communiste) ajoutent une touche très juste et accentuent le sentiment de nostalgie. Ce livre est davantage qu’un récit historique, c’est un retour sur soi. »
Dans ce livre que René Chambe écrit et publie à 92 ans, on traverse en quelques sortes sa vie d’adulte, allant de sa première garnison de jeune officier à Limoges, à sa table d’écriture du Limousin. De Limoges à Vaulry en passant par le Danube. D’ailleurs, ce n’est pas au premier chapitre mais dans l’un des derniers qu’il commence par « Il était une fois… » Ses quelques mois passés à Limoges, sa rencontre avec Suzanne, qui deviendra sa femme, une histoire de chasse aérienne un peu particulière avec Jean Navarre à qui il consacre quelques belles pages, le commandant de Rose et sa mort accidentelle, son départ pour la Roumanie. Ce 7 août 1916, le voici dans le train, gare Saint-Lazare, direction Le Havre, puis Southampton, Londres, Newcastle, la Mer du Nord et Bergen, la traversée de la Norvège jusqu’à Christiana (Oslo), puis la Suède avec Stockholm, Haparanda puis Tornea en Finlande. Il traverse la Russie : Petrograd, Moscou et Kiev. Enfin la Roumanie jusqu’à Bucarest : nous sommes le 25 août de notre calendrier grégorien, soit trois jours avant que la Roumanie ne déclare la guerre pour combattre dans le camp des Alliés. Chambe va combattre ainsi près de douze mois sur la terre roumaine. Jusqu’à l’arrivée en octobre 1916 de la Mission militaire française, commandée par le général Berthelot, il doit mettre sur pied les premiers éléments pour aider l’armée roumaine à se doter d’une aviation de chasse. En réalité insignifiante au début, elle s’étoffe à l’arrivée de l’hiver mais il est déjà trop tard. Mais l’essentiel de ce « testament » ne réside pas là : il est plutôt question des manquements russes que l’on n’hésitera pas à qualifier de trahison, il est aussi question de la lourde responsabilité de la France qui a laissé la Roumanie s’engager seule contre l’Autriche au lieu de joindre l’armée de Salonique du général Sarrail en coupant la Bulgarie en deux et ouvrir le front russo-roumain jusqu’à la mer.
Le livre fourmille de détails et d’histoires, trop pour en parler ici brièvement sans dénaturer l’attrait du récit. Suzanne, Sandra, la reine Marie de Roumanie et le roi Ferdinand – des mains duquel il est fait chevalier de l’Ordre de l’Etoile – le château de Ghidigeni, l’hiver contre les Carpathes, les cavaliers russes du général comte Keller, les « Tchoumènes » ou Division sauvages, les loups, les chiens et les camarades : Micheletti, Poli Vacas, Gheorgescu, Brullard, Lamprou, Jacobs, Grant, Adam et tant d’autres. Le hibou Grand duc, l’oncle Maurice, un voyage officielle en 1957 dans la Roumanie communiste et l’histoire d’un œillet porte-chance dans sa poche. Voici jetés au grand hasard les mille visages d’une grande fresque.
Une des nombreuses photos rapportées de Roumanie, celle-ci est publiée dans le livre. René Chambe écrit : « Les infirmières de Ghidigeni. Sandra, les princesses royales de Roumanie lancent (par jeu) de l’eau au visage de l’auteur, afin de l’empêcher de les photographier.«
Extraits
Le choix des extraits qui vont suivre est on ne peut plus arbitraire ! Comment choisir des éléments d’une grande fresque ? Montrer un bout des sujets principaux ? Pointer des détails qui passeraient pour insignifiants ? Evoquer les Roumains ou montrer plutôt la personnalité de Chambe ? Voilà quelques extraits, presque pris au hasard, pour donner à voir un ton et des nuances… Commençons par ces vers qui ouvrent le récit :
A LA ROUMANIE, AU SOIR DE SA VICTOIRE
(à la manière d’Alfred de Musset, en vers libres)
Un air, qu’on fredonne en valsant,
Efface-t-il la trace altière
Du pas de nos chevaux marqué dans votre sang ?
Il a tenu dans notre verre,
Le fleuve de Trajan !
Votre Danube n’est plus un nom allemand !
Mieux que vous, elles ont gardé, en secret, la mémoire
De nos proues ouvrant vos flots de rouge et sombre moire,
Elles nous ont, en riant, vos filles de Hongrie,
Versé, à l’ombre des tonnelles, votre petit vin gris.
Votre Danube n’est plus un nom allemand,
Il tient dans notre verre,
Le fleuve de Trajan !
R.C.
Avant d’aller en Roumanie en été 1916, René Chambe a été observateur puis pilote de l’escadrille MS 12 (puis N 12). Il eut l’occasion de bien connaître Jean Navarre, pilote hors pair :
« Quand on partait avec Navarre, on ne savait jamais si c’était pour le ciel ou pour l’enfer. En tous cas, ce qu’on savait en toute certitude, c’était qu’avec son humeur capricieuse et fantasque, il fallait s’attendre à des sensations fortes. Cela n’était pas pour déplaire aux jeunes officiers assez casse-cou que nous étions, volontaires pour l’aviation. Tous cavaliers. On rivalisait pour sortir avec Navarre. Si l’on aimait les émotions violentes, on était sûr d’être servi ; sûr, en cas de rencontre, de pouvoir y aller à fond, Navarre ne mollirait pas, il l’avait prouvé. Sa devise personnelle n’était-elle pas peinte sur son fuselage en latin de cuisine : Non mollire ? On savait que Navarre, avec son grand nez en coupe-vent, irait, s’il le fallait, jusqu’au corps à corps, jusqu’à la collision. Rien ne l’arrêterait. Ses yeux ne cilleraient pas sous une giclée de balles. Il s’agissait pour le tireur de tirer le premier et d’abattre l’adversaire en quelques balles.
Navarre a été l’homme de la guerre de 1914 un peu fou, peut-être, mais le plus déterminé, le plus courageux que j’aie jamais connu. Avec lui, on avait confiance. »
A la fin de son séjour, durant l’été 1917, Chambe porte un regard critique autant sur l’armée russe que sur le regard qu’il a pu lui-même porter jusque là :
« L’armée [russe] avait honteusement obéi. L’ordre de Kerenski de suspendre les opérations s’était répandu comme une joyeuses trainée de poudre.
Voilà pourquoi la IVe armée russe, lors de la bataille de Marasti, malgré l’engagement sacré qui la liait à l’armée roumaine en pleine offensive et en pleine victoire, était restée traîtreusement l’arme au pied.
C’était une trahison russe. Une de plus.
Cependant, c’était une grande victoire roumaine. […]
Tel a été le premier incident qui m’a conduit à mettre en doute l’admiration que j’avais portée jusqu’à ce jour à l’armée impériale russe. Certes, des esprits réfléchis, comme l’ambassadeur Maurice Paléologue, le colonel de la Vergne [attaché militaire à Petrograd, à ne pas confondre avec le commandant de Vergnette, chef de l’aviation de la Mission Berthelot, ndlr] et, après eux, Paul Pléneau, m’avaient tenu des propos propres à tempérer mon enthousiasme. Au fond, j’avais admiré l’armée russe, parce que j’avais décidé de l’admirer (comme il arrive trop souvent dans des jugements portés un peu trop vite. L’entêtement est une des formes de l’aveuglement). J’avais décidé de tout admirer de l’armée russe : son apparente discipline, la tenue de ses officiers, de ses permissionnaires et de ses blessés de l’arrière et aussi les chevaux de sa cavalerie vue en Roumanie. Sans doute, me fallait-il revenir à une plus juste appréciation sur la valeur de l’armée russe, sur sa solidité.
Ce dont je venais d’être témoin sur le champ de bataille de Marasti ne devait pas se réduire aux proportions d’un simple incident, mais être considéré comme atteignant à celles d’un véritable événement. A vrai dire, ce n’était pas la première fois que cela se produisait. Nous l’avions déjà vu à la bataille de l’Argès, lors de la perte de Bucarest au mois de décembre. »
Blessé en combat aérien et pris en charge dans un hôpital de campagne russe puis au château de Ghidigeni, propriété des Chrissoveloni, il décrit son départ pour la France, courant septembre 1917 :
« J’ai fait mes adieux au château de Ghidigeni. Je n’ai pas revu le roi, mais la reine et les princesses royales Elisabeth et Marioara. Elles étaient là. J’ai revu aussi Sandra et ses amies infirmières. Je ne les quitte pas sans émotion. Elles font pour moi partie de l’histoire de la Roumanie. Il y a bien eu quelques larmes, mais tout doit avoir une fin…
La veille, j’étais allé à Onesti dire adieu à mon escadrille et passer définitivement le commandement à Micheletti.
En gare de Iassy, le seul qui m’ait accompagné de Ghidigeni, c’est mon fidèle Dumitrescu, mon ordonnance. Quand le train s’ébranlera, la dernière vision que je conserverai de cette Roumanie, laquelle aurait dû connaître un plus grand destin, ce sera l’image de ce soldat fondant en larmes, en voyant disparaître pour toujours « son officier français.
Je le désignerai alors au colonel de Vergnette et au capitaine Sanua-Seymour, venus tous deux me dire au revoir à la gare :
– Voyez-vous, la plus belle décoration que j’emporte de ce pays, celle dont je retire le plus de fierté, ce sont les larmes de ce soldat ».
Août 1957, une délégation d’anciens combattants français se rend en Roumanie, invitée par le régime communiste pour commémorer le quarantième anniversaire de la bataille de Marasesti. Echappés en toute discrétion d’une réception officielle, quelques uns d’entre eux, dont René Chambe, se rendent chez les infirmières connues en 1917. C’est le moment des adieux :
« [le général Pétin parle :] – Vous représentez les dernières sentinelles de la Liberté. Après vous, si ça continue, ce sera le régime de l’arbitraire, de la police et de la prison. Et c’est la vérité. Si ça continue, si ce régime ne change pas, s’il demeure le même qu’en Russie, ce sera le désordre et le chaos, le pays de la défense de parler, de la défense d’écrire, de la défense de penser. Ce sera le règne de l’archipel du Goulag. Vous êtes vraiment les dernières représentantes, les dernières sentinelles de la Liberté.
Nous allons donc repartir, laissant dernière nous, sans les avoir dissipées, toutes les inquiétudes que nous avions eues au départ de ce pèlerinage.
Nous avons découvert une Roumanie encore plus lointaine et plus hermétique que nous ne l’avions pressenti.
Nous allons prendre congé. Ce ne seront pas des au revoir, mais des adieux que nous allons échanger, nous le savons.
Au moment d’embrasser Sandra, je me ravise, lui prends le poignet et l’élève, pour appuyer mes lèvres sur le dos de sa main, ainsi qu’il est d’usage pour dire adieu à la princesse qu’elle n’a jamais cessé d’être.
Ces adieux sont un arrachement.[…] La porte que nous refermons rend comme une plainte sourde. C’est celle d’un tombeau. »
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 -1983).
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