1983 : l’envol de René Chambe, amoureux de la montagne et des hauteurs

Le 24 novembre 1983 disparaissait à Baudinard-sur-Verdon l’écrivain aviateur René Chambe alors âgé de 94 ans. Ce pionnier de l’aviation fut séduit dès l’enfance par le « démon de la chasse » dans les environs du château de Monbaly. A partir de 1920, il arpenta les hauteurs de Champagny-en-Vanoise grâce aux recommandations de son officier d’ordonnance. Il y a 40 ans, le journaliste Pierre Muzet se faisait le porte-parole d’un inattendu coq de bruyère après l’annonce publique du décès de René Chambe. Quand chasse et écologie se rejoignent…

L’appel des hauts

Je sais me faire désirer et suis de plus en plus désiré, vous êtes en France encore nombreux à me chercher dans les Alpes de Savoie, le Jura, les Pyrénées et les Ardennes à venir ramper par-dessus les nuages entre 1 600 et 2 500 mètres. Parfois la peur au ventre sur le fil tranchant d’une arête. Je vous sais vrais chasseurs et la caroncule rouge qui orne le dessus de ma tête reste avec la lyre dont je suis affublé l’attrait de tous vos instants. Là-haut, vous cherchez sans cesse à me coucher avec votre bâton tonnant pour mieux me posséder, vous n’hésitez pas, même dans le froid et la bise, à passer la nuit dehors sous un pendant de roche pour mieux me traquer au petit matin.

Et pourtant, vous qui avez une « façon si particulière » de m’aimer, moi aussi je vous aime bien plus que tous les autres, vous qui me connaissez, savez me caresser toujours avec délicatesse et remords dans votre main meurtrie.

Vous me savez malade, oh certes pas vraiment physiquement ! Je ne souffre d’aucune maladie comme mes voisins du dessous, les faisans de farines gavés avec la poudre du père François, ou même certaines antilopes « kérato-conjonctivitées » parce que voulues surabondantes. Non, ma vue à moi reste excellente et l’ouïe également. Rien de changé. Au moment des amours, mon chant débute toujours par des sifflements semblables au départ d’une fusée éclairante et ma compagne fait toujours « gock gock » pour appeler ses petits ou faire entendre son cri d’alarme.


René Chambe - chasse Champagny Vanoise Bozelet 1920

René Chambe (debout au centre) brandit son tout premier coq de bruyère lors de sa première chasse en montagne qu’il raconte dans ses « Propos d’un vieux chasseur de coqs« . Nous sommes le 25 septembre 1921 devant le chalet du Bozelet (entre Champagny et Aime ; au fond le col de la Grande Forcle – anciennement Grande Forclaz). Avec lui, sa belle-sœur assise (son frère prend la photo), les chiens Cora et Trim, et Joseph Brunet, son ordonnance à Lyon au 14e Corps d’Armée. Natif de Aime, Joseph Brunet fut surtout son guide et l’initiateur de cette chasse en montagne. Il lui fit découvrir le pays de Champagny où désormais, Chambe viendrait chasser chaque année. Collection René Chambe.


Non, vous l’avez deviné, ce dont je souffre, c’est de l’inexorable montée du progrès, et de l’expansion industrielle qui s’oppose à la conservation de ce qui fait le charme de l’existence: la beauté de la nature, sa solitude, son silence, sa sauvagerie.

La perturbation entraînée par les aménagements touristiques, la construction de routes forestières facilitent l’accès jusqu’à ma demeure. Les sports d’hiver! Combien de remontées mécaniques culminent en effet vers 2 000 mètres…

Au sommet de nos forêts de montagne, stations terminus, buvettes, restaurants et autres infrastructures viennent s’implanter précisément sur ces replats que j’affectionne, replats qui offrent la vue panoramique recherchée par les skieurs. Voilà mon principal prédateur : le ski.

Faut-il que je vous précise encore que ma conjointe s’est, l’an dernier, sectionné une aile sur un câble de remontée mécanique. Vous les chasseurs, je sais que depuis des années, en restreignant considérablement la pression de chasse sur votre ami, vous avez pensé pouvoir l’aider à survivre. Mais aujourd’hui, il vous faut me défendre contre ce bitume, ces piliers métalliques et tout le reste. J’en ai assez de grimper de décade en décade toujours plus haut dans la montagne et, comme l’alpiniste qui manque d’oxygène, je vais bientôt devoir livrer mon dernier combat sur ma dernière ligne de résistance. Il est vrai que je représente le passé… Je suis moi-même, devenu anachronique, périmé.


René Chambe - chasse Champagny Vanoise Brocard 1934 Cigognes Guynemer

René Chambe et son ami le colonel Brocard, celui des Cigognes, le chef du légendaire Guynemer ! Ici en 1934, toujours à Champagny où Chambe avait l’habitude de recevoir ses invités privilégiés pour partager de grands moments de chasse et de montagne entre 1921 et 1981. Collection René Chambe.


René Chambe, l’auteur des merveilleux « Propos d’un vieux chasseur de coqs » l’a dit pour moi qui n’ai qu’à battre ma coulpe :

« A-t-on idée de s’affubler d’une grande et magnifique queue noire, et de plumes recourbées en forme de lyre ! La lyre, c’était pour les poètes. Le romantisme est en voie de disparition. Le coq de bruyère avec son habit ridicule de cérémonie, l’est aussi. Je crois avoir écrit quelque part que le tétras lyre n’a plus rien à faire au siècle de l’hélicoptère, comme le vert luisant au siècle de l’électricité. Beethoven oserait-il aujourd’hui écrire sa « Sonate au clair de lune », alors que l’homme a défloré la Lune ? Non, sans doute. Mais avant de disparaître, je me bats aux côtés de mon ami le coq de bruyère. Je mets en demeure les Pouvoirs publics d’arrêter l’expansion sacrilège … »

Chasseurs de montagne qui me chérissez, j’ose espérer pouvoir encore compter sur vous.

Signé :

UN TETRAS LYRE


Le général René Chambe n’est plus.

Le chantre inoubliable de la chasse alpestre vient de nous quitter pour l’éternité mais l’exaltation de ses nobles et profonds sentiments cynégétiques restent.

Avec les « Souvenirs de chasse pour Christian » (Prix de la fidélité au passé), « Le cor de Monsieur de Boismorand » (Grand prix littéraire de la Chasse) et surtout ses « Propos d’un vieux chasseur de coqs », ouvrage de réflexions sur la mélancolie d’une époque, on continuera longtemps de savourer le goût de la méditation et de la recherche philosophique de la vérité exprimée avec un enthousiasme et une lucidité, une hauteur de ton, un français classique, académique et une fermeté de langage qui forcent le respect.

Certes, j’aurais aimé approfondir certains points avec lui, en discuter d’autres. Mais ce n’est au fond que détails, mieux vaut laisser place au silence : à ce silence de la montagne tissé des milles imperceptibles bruits de la vie sauvage dans lequel René Chambe vit maintenant à jamais les joies d’une Chasse immortelle.

Le général m’avait demandé de l’aider à défendre la position…

Waidmannsheil !*

Pierre MUZET

Dans « Le Journal quotidien Rhône Alpes »

n°2127 du 29 novembre 1983

* Bonne chasse !

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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).

https://generalrenechambe.com