Deux lettres exceptionnelles de René Chambe
Premières pièces à conviction déjà citées dans notre page sur l’engagement militaire de René Chambe, voici deux lettres écrites à ses proches, l’une à son gendre, l’autre à son épouse Suzanne. Elles forment un diptyque en forme de plaidoyer s’il en était besoin ! Ces lettres justifient ses actes, son engagement, sa vie. A méditer alors que la France s’apprête à célébrer les 80 ans des débarquements de Normandie et de Provence et de la Libération du pays.
Cette première lettre datée du 7 janvier 1943 est écrite dans le train qui le mène de Toulouse à Perpignan alors qu’une évasion se précise par un réseau actif à Palau-del-Vidre et Sorède (actuelles Pyrénées Orientales, là où Joseph Kessel a dû passer une poignée de jours auparavant, les 23 et 24 décembre, avec Germaine Sablon et Maurice Druon). Malheureusement, la tentative avorte. Chambe, arrivé sur place ne la jugeant pas fiable, préfère se retirer et revenir à Toulouse. Il s’engagera enfin quinze jours plus tard dans les Pyrénées par la voie d’Oloron et Licq. Chambe écrit cette lettre à Guy Jarrosson en sachant qu’elle sera lue et partagée, elle revêt un caractère solennel :
« Mon cher Guy,
Je vous écris ces quelques mots dans un train où l’on est affreusement cahoté, ce qui explique cette écriture plus que tremblée. Les événements ont été plus vite que je ne le pensais et je suis obligé, pour ne pas perdre de temps, de vous écrire dans ce wagon.
Un ami vous mettra ces lignes à la poste car je n’aurai pas le temps de le faire moi-même. Ou il vous les portera.
[…]
Nous sommes à un tournant non pas seulement de l’Histoire de France, mais à un tournant de l’humanité toute entière. J’ai le devoir impérieux de lutter de toutes mes forces pour que triomphe la France et qu’avec elle triomphe la lumière sur les ténèbres. Mon devoir est d’une aveuglante clarté. Pour un officier français, pas de repos tant qu’il y aura un Allemand sur la rive gauche du Rhin ! Les autres ont peut-être le droit de se chauffer les pieds aux chenets, le droit de faire des affaires et de gagner de l’argent. Pas nous. Nous avons à sauver l’honneur de la patrie. Nous avons à sauver la patrie tout court.
Plus rien ne compte plus que cela pour moi. Votre B.M. [Belle-Mère] le sait et pense comme moi. Je pleurerais des larmes de sang, s’il me fallait renoncer, faire demi-tour et revenir dans la foule. A chacun son métier. Le mien, depuis 35 ans, a été de prendre les armes pour le service du pays. Jamais il n’en a eu autant besoin. Je ne déserterai pas le poste que ma conscience me crie de toutes ses forces d’aller prendre où vous savez.
[…]
Je pars très calme, très résolu. Je passerai, je réussirai malgré des difficultés qu’il ne faut pas méconnaître. Mais des amis sûrs vont m’aider. Et je le répète, Dieu est là !
Nous allons relever le drapeau que d’autres ont jeté dans la boue et nous le ramènerons sans une tache.
Nous ne reviendrons que victorieux.
[…]

La lettre à sa femme Suzanne écrite à Alger le 7 mai 1944 est poignante d’émotion car c’est une lettre d’adieu. Elle n’en est pas moins vigoureuse. Deux jours plus tard, Chambe s’envole pour l’Italie afin de rejoindre le P.C. du général Juin qui s’apprête à engager la dernière bataille du Monte Cassino (dite aussi bataille du Garigliano). A partir de cette victoire éclatante, l’avancée des Alliés sera redoutable. Chambe y enlèvera ses étoiles de général et, se mêlant à la troupe, combattra ici et là comme simple soldat au milieu des tirailleurs avant que l’état-major découvre « son forfait » (> lire sa citation) !
« Chère Suzanne chérie,
J’espère bien que nous lirons cette lettre ensemble. Alors, elle aura été inutile…
Mais il faut bien tout prévoir. Je pars après-demain pour l’Italie, où les opérations vont se réveiller et je n’ai pas l’intention de ne pas m’exposer, tu le sais très bien et tu m’approuves.
[…]
Je ne m’attendris pas sur mon sort. Si je dois disparaitre dans cette bagarre, ce sera très bien. Ne me pleure pas, chère chérie ! Que personne ne me pleure ! J’aurai eu la mort qu’il me fallait. On ne doit pas avoir écrit certains livres ni défendu, toute sa vie, certaines idées sans les honorer par ses actes.
La seule chose que je tiens à vous léguer, c’est un souvenir pur et sans tâche. Je suis sûr que j’y parviendrai ! La mort d’un soldat tombé sur le champ de bataille, dans le mouvement en avant, ne doit pas être considéré comme un événement douloureux, bien au contraire. C’est un sort magnifique !
Ma Suzanne chérie, je t’ai connue en 1914, au mois de janvier. C’est pour moi inoubliable…
Vois-tu, notre génération, jeunes filles et jeunes gens, était marquée au front d’un signe terrible. Nous devions connaître deux guerres – et quelles guerres !… Tu as lié ta vie à la mienne au cours de la première de ces guerres avec un courage magnifique et cela, non plus, je ne l’ai jamais oublié.
Avec un égal courage, le 9 novembre 1942, tu m’as laissé partir de la Verpillière pour cette Afrique du Nord, dans une atmosphère de Croisade : car c’était une Croisade, ce redressement de la France dans la victoire, face à l’Allemagne.
Tu savais combien j’avais souffert de cette défaite de 1940 sans avoir jamais pu m’y résigner. Et tu m’as permis, en contenant tes larmes, de partir et de participer à cette œuvre.
C’est la plus grande preuve d’amour que tu aies pu me donner et je t’assure que je l’ai compris de toutes les forces de mon cœur.
Ne regrette rien ! Nous nous le devions tous les deux ! Nous n’aurions pu, par la suite, nous regarder, si nous avions accepté la solution facile de vivre dans l’inaction, c’est à dire dans la honte ! Nous aurions rougi de notre attitude.
Qu’importe que le pauvre Giraud ait, par faiblesse et inintelligence, trahi tous les espoirs que, tous, nous avions mis en lui ! Notre pensée demeure. Notre but ! Et ça, c’est sans tache !
C’est pour continuer à défendre cette pensée, d’affirmer ce but, que je pars en Italie, où l’offensive alliée va se déclencher incessamment. Ce qu’il adviendra de moi, je ne le sais ? Ce qui est sûr, c’est que je m’exposerai volontairement, non pour me faire tuer inutilement, mais pour que l’honneur de la famille soit maintenu en belle place. Nous n’aurons pas à rougir.
[…]
Je pars avec toi ! Tu pars avec moi ! C’est avec toi que je vais faire cette campagne qui nous conduira jusqu’en France, une France délivrée, réhabilitée, purifiée, lavée par nous de son injuste défaite de 1940. »
Après une Campagne d’Italie sanglante et victorieuse et la dissolution du Corps Expéditionnaire Français d’Italie commandée par le général Juin, le général Chambe est affecté à l’état-major du général de Lattre de Tassigny. C’est avec les troupes françaises et américaines (et sa chienne Djerba !) qu’il débarque le 16 août 1944 en Provence. C’est en libérateur qu’il se présenta une nouvelle fois, après 1918, devant son épouse Suzanne, et qu’il put certainement relire cette lettre « inutile » !

Les deux articles de la série « Vers la Victoire et la Libération » :
1/2 Deux lettres exceptionnelles de René Chambe.
2/2 Djerba 1944, la chienne du débarquement.
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983). https://generalrenechambe.com
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