Mais un baptême de l’air littéraire !
Notre plan de vol à bord d’un avion de chasse de bois et de toile : son roman Sous le casque de cuir (Baudinière, 1928), son recueil de récits Dans l’enfer du ciel (Baudinière, 1934) et son livre sur les débuts de l’aviation de chasse Au temps des carabines (Flammarion, 1955).
Notons que les extraits tirés de Au temps des carabines sont issus du récit de son premier combat aérien (le 2 avril 1915) avec Pelletier-Doisy, dit Pivolo, au sein de l’escadrille MS 12.
Toutes les photos qui illustrent cet article sont issues de la Collection René Chambe.
– Essence ?
– Essence !
– Contact ?
– Contact !
Le décollage
« Reynier a enlevé les cales. J’ouvre l’air et l’essence. L’hélice décrit son disque foudroyant et le tonnerre du moteur abolit tout.
Ah ! L’ivresse, toujours neuve, de sentir, sous soi, l’avion, comme une bête vivante, se précipiter, se ruer avec rage, dans une folie de vitesse grandissante, sursauter quelques dixièmes de secondes aux aspérités du sol, puis s’alléger, s’alléger, devenir impondérable et glisser dans l’air fluide – immatériel.
Raser le sol et puis, d’un seul coup – comme ça ! – bondir, voir la terre s’enfoncer brutalement ! » (Sous le casque de cuir, p 184)
Le vol
« Altitude : 2500.
Voici la ligne horizontale, brune et nette comme un trait de règle, qui, à cette altitude immuable, tranche l’atmosphère en deux – toujours.
Au-dessous, la grisaille rousse, les impuretés, les vapeurs de suie, les émanations ternes, les scories, les déjections du monde. Au-dessus, le ciel vert, la radieuse clarté de l’air tout neuf, la transparence cristalline de l’éther couleur d’aigue-marine, la solitude immense où tout n’est que pureté, que beauté.
Ah ! L’ivresse de franchir cette barre ! L’ivresse de s’élever d’un élan glorieux, loin de cette pauvre poussière, où, inconscient de la lumière, rampe l’humanité.
Voler, voler, rêve ou réalité ?
[…]
Aimer voler, c’est comme la foi en Dieu. C’est un état de grâce. Cela s’acquiert. Cela se perd aussi.
[…]
Je ne pense plus à la direction, me laissant aller à ma rêverie. Il n’y rien de plus délicieux que la rêverie en avion. » (Sous le casque de cuir, p 56-57)
« Pour nous, le vol est un refuge. C’est notre cocaïne, notre opium, notre vertige. Là-haut, les ennuis, les chagrins, les plus grandes douleurs pour quelques heures s’effacent.
Quel pilote n’a pas connu cette impression de délivrance, cette espèce de victoire de l’esprit au moment où, dans le tonnerre glorieux du moteur, l’avion quitte le sol !
Alors on n’a plus de corps, plus de poids, plus de chair, plus de cœur. On n’est plus rien, plus qu’un point projeté dans l’espace, un cerveau, une pensée, une idée qui passe, On est l’avion lui-même.
La vie terrestre demeure en bas, là-bas en bas, de plus en plus bas, avec toutes ses banalités, ses soucis, ses vilenies, ses turpitudes. On l’oublie. On ne lui appartient plus. On s’en est arraché ! » (Sous le casque de cuir, p 174)
Le combat
« Brusquement, un coup au cœur ! Là-bas, un point noir dans le ciel, à la même altitude que nous ! […] Il se déplace. Le voilà qui abat sur la gauche. Pas de doute, c’est un avion ! Et, je l’espère, allemand ! Enfin une rencontre !
J’ai frappé sur l’épaule de Pelletier-Doisy. Lui aussi, il a vu. Le moteur, soudain lancé à plein régime, m’apporte sa réponse. Sans hâte, je desserre la courroie de la carabine, je vérifie l’approvisionnement du magasin et je prends l’arme debout entre mes jambes. Je ne manœuvrerai la culasse qu’au tout dernier moment. Rien de presse.
Le point noir grossit à vue d’œil. Fichtre, il grossit même terriblement vite ! » (Au temps des carabines, p 113)
« Alors, l’angoisse est là. Elle est grimpée dans mon fuselage. Elle s’est installée à mon bord. Chaque fois, c’est ainsi. Est-ce donc la peur, cette main qui me serre à la gorge, cette impression de vide immense dans les entrailles ? […] Mais jamais je n’ai faibli, jamais, même perdu dans la solitude du vide. Une étrange fascination, une effrayante attraction m’ont toujours précipité au combat. Mais on a peur, on a toujours peur, on ne peut pas ne pas avoir peur.
Ce sont les derniers deux cents mètres qui sont les plus durs, jusqu’au corps à corps, jusqu’au moment d’ouvrir le feu. Après, c’est fini. L’étreinte se desserre, s’évanouit. Les réflexes jouent, nets, précis, terriblement lucides. » (Sous le casque de cuir, p 192-193)
« Voici l’instant venu ! L’Albatros a grandi démesurément. Marchant toujours en crabe, il envahit tout le ciel et semble se précipiter sur nous. Gare à la collision ! Debout dans la carlingue, serrant avec force mon siège entre mes genoux, j’ai épaulé ma carabine. Voilà le pilote allemand sur moi, sa tête qui émerge de son habitacle glisse à ma rencontre à une vitesse vertigineuse ! Je la vise… C’est difficile avec ces vibrations ! La ligne de mire danse devant mon œil. Mais où est-elle, la tête du pilote, où est-elle, je ne la vois plus ? Ah ! Elle est là, je la vois, je la tiens !
– Poum ! J’ai tiré…
La détonation a claqué, à travers l’épaisseur de mon passe-montagne, avec un bruit sourd, comme ouaté, matelassé, mais bien perceptible cependant sur le vrombissement du 80 Rhône.
L’Albatros a passé sous nous comme une trombe, à trois mètres peut-être. Si près que j’ai entendu le grondement cuivré déchirant de son moteur. De ma main libre, je me cramponne aux montants de cabane, car j’ai failli être vidé. Le Morane a basculé d’un seul coup sur la gauche, la pointe de l’aile comme piquée sur la terre lointaine, l’aile droite plantée debout dans le ciel. J’étais dans l’ombre et je suis brusquement inondé de soleil. Oui, je comprends, Pelletier-Doisy exécute un virage à la verticale excessivement serré. J’ai le souffle coupé. » (Au temps des carabines, p 135-136)
[…]
« Et soudain, un hurlement de Pelletier-Doisy. Il agite frénétiquement un gant de droite et de gauche, au-dessus de son casque. Mouche !
Oui, mouche. A vingt mètres à notre gauche, le pilote allemand lève un bras, le visage ostensiblement tourné vers nous, et brusquement l’Albatros exécute un piqué accentué, une descente brutale. […] Pelletier-Doisy pique à son tour d’un plongeon forcené, à faire éclater nos deux ailes. Il faut suivre, ne pas lâcher ! Le Morane doit être bien près de la verticale, car je me sens glisser de mon siège et dois m’agripper des deux mains aux longerons de fuselage. […] Nous voici bord à bord avec l’Albatros dont le pilote lève à nouveau le bras. L’avion est visiblement désemparé, son hélice ne tourne plus qu’avec peine, puis se bloque, immobile. C’est le signe de la victoire. » (Au temps des carabines, p 139)
Puis vient l’atterrissage…
« […] trainant derrière lui son panache de vapeurs, [l’Albatros] roule sur une faible distance, puis s’arrête, s’immobilise…
– C’est fait, ne puis-je m’empêcher de penser, je l’ai descendu en quatre balles.
[…]
A l’instant précis où nous le survolons, un flot de flammes jaillit de son fuselage. Un torrent de fumée noire l’enveloppe aussitôt et se tord sous le vent. Deux hommes s’en extraient rapidement […] Nous glissons à la crête d’un bois de sapins… » (Au temps des carabines, p 142-143)
L’atterrissage aurait pu ressembler à ceci…
« […] Les vagues menaçantes des arbres, des haies, des maisons roulent et déferlent de plus en plus vite sous ses roues. Des bandes claires, sombres, blanches, vertes, rouges semblent courir, se chevaucher, se croiser en tous sens.
Le pilote a assuré fermement ses deux talons sur le palonnier. Il a placé son avion face au vent. Sa main gauche a fermé les gaz, tandis qu’insensiblement sa main droite a tiré sur le manche.
Comme dans un rêve, il a entendu mourir le vrombissement du moteur, s’élever le chuchotement des haubans, le susurrement des cordes à piano.
Le dos rond d’un bessonneau, avec sa gueule noire ouverte, a glissé comme un film, tout de suite emporté, évanoui. Et maintenant, devant lui, du vert, rien que du vert, avec des petits points jaunes et des petits points blancs qui sont comme des boutons d’or, des pâquerettes. Une dernière traction nuancée, très douce, des commandes. Un choc souple, feutré : les roues dans l’herbes. Un autre choc un peu plus sec, suivi de quelques cahots : l’acier de la béquille. C’est fini, l’avion roule devant lui, emporté par la vitesse acquise, puis s’arrête […]. » (Dans l’enfer du ciel, p 189)
Mais le danger est présent jusqu’au bout…
« La terre nous arrive dessus. Elle est là ! Attention ! Les roues viennent de toucher le sol. Un bond, deux bonds, trois bonds, un atterrissage de capitaine, c’est moche ! Et nous sommes trop longs, bon Dieu ! La lisière du bois se précipite à notre rencontre. Coup de palonnier à gauche, pour virer court. Pas de frein sur les avions en l’an 1915, on se débrouille comme on peut.
On se débrouille mal. Je m’y attendais ! Pivolo, trop pressé, a pris son terrain vent arrière, c’est le capotage sûr, au minimum le pylône. Je me cramponne des deux bras pour ne pas être vidé. Un craquement déchirant, un choc brutal. L’ail gauche vient de toucher le sol. Le Morane pivote violemment sur lui-même, l’hélice
éclate, le nez du moteur s’enfouit dans la terre. Tout bascule. On capote ? Non, on ne capote pas ! Une forte commotion dans les avant-bras, un grand coup dans le dos, un autre sur la tête, la carabine qui me file entre les jambes, crève la toile… C’est tout, rien de nouveau. […]
Pivolo a atterri comme un bleu ! C’est la joie du triomphe. » (Au temps des carabines, p 143)
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).
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