Sans doute René Chambe n’a-t-il jamais considéré cet ouvrage comme un livre puisqu’il n’a jamais figuré dans les bibliographies qui sont mentionnées dans ses livres chez Plon ou aux Presses de la Cité. En effet, il publia en 1966 pour la Revue des Deux Mondes un article éponyme mais un peu plus court. Le récit ne débutait qu’en mars 1915, au moment précis où fut créée la M.S. 12, première escadrille de chasse. Son texte, ici plus long d’une dizaine de pages, commence le 20 mars 1906 alors que de Rose est lieutenant de cavalerie au 9e Dragons et qu’il vient de se mettre en état de refus d’obéissance… La loi de séparation des Eglises et de l’Etat est mise en application et implique des inventaires contestés. Au-delà du texte, c’est l’objet en lui-même qui attire l’attention. Ce petit livre est l’œuvre de Pierre Aelberts, un éditeur liégeois.
Couverture du livre « Le commandant de Rose », Editions Dynamo, collection La Toison d’or, Pierre Aelberts éditeur, Liège, 1967. In-8, 28 pp, 3 illustrations hors texte.
En 1955, René Chambe avait publié Au temps des carabines (Flammarion), un livre sur les débuts de l’aviation de chasse. Bien entendu, le texte de la Revue des Deux Mondes était en partie tiré de ce livre où il racontait cette scène fondatrice du mois de mars 1915. Plus tard, c’est dans Route sans horizon (Plon, 1981) qu’il raconta à nouveau les circonstances de la mort du commandant de Rose, des suites de quoi il fut envoyé en mission en Roumanie (1916). Il disait du commandant de Rose : « Avec le commandant de Rose a disparu le chef que j’ai le plus admiré, le plus aimé » (op cit p.15).
On aura compris qu’au-delà de ce texte intégral et rare – il est vrai qu’il fut d’abord question d’un tiré-à-part de son premier article de la Revue des Deux Mondes -, ce livre sobre est un ouvrage d’art que René Chambe lui-même apprécia avec ces mots à l’éditeur (lettre du 8 mars 1967, fonds privé) :
[…] je voulais vous dire combien je vous félicite pour le résultat magnifique de votre travail, mise en pages et présentation. C’est une véritable réussite de goût, d’art et d’ingéniosité.
Simplicité et raffinement pour cette première page qui donne le ton après la page de garde. Le plaisir typographique existe-t-il ? Certainement. N’est-ce pas Jean Giono qui racontait qu’en prison, manquant de lecture, il s’était mis à lire à l’envers, pour la seule vision des lignes, des mots et des lettres, un livre dont le sujet ne l’intéressait guère ?*
A l’intérieur, après la marque d’appartenance à la collection La Toison d’or, on découvre en ouverture des deux parties du récit de flamboyantes lettrines surmontées en haut de page de compositions graphiques. Ces lettrines nous rappellent, de près ou de loin, celles qui ouvraient chacun des chapitres de la première édition de l’Histoire de l’aviation (Flammarion, 1949).
L’éditeur a pris soin de préciser, comme il est de coutume :
Edition originale au tirage de 80 exemplaires hollande crème Van Gelder, et, sous couverture supplémentaire aux armes de commandant de Rose, 20 exemplaires hollande crème Van Gelder, et 11 exemplaires japon blanc pailleté, numéroté 1 à 111 par l’éditeur. Achevé d’imprimer le 28 février 1967.
Extraits
Le commissaire de police, soulevant on chapeau, s’adresse au curé d’Haussonville :
– Monsieur le curé, au nom de Monsieur le Préfet de Meurthe-et-Moselle, je vous demande de bien vouloir ouvrir vous-même les portes de votre église et assister à l’inventaire auquel nous devons procéder.
Il a parlé d’un ton neutre. Et, trois fois, de la même voix sans timbre comme sans illusions, il va répéter l’injonction. Il connaît la réponse à l’avance. Cette réponse, le curé, fort des ordres de son évêque, va, à son tour, la répéter trois fois :
– Non, je n’ouvrirai pas. Je ne dois pas ouvrir. Je refuse d’ouvrir.
L’huissier, chapeau melon rejeté sur la nuque, note sur son calepin la réponse, avec l’heure : 10h15. Puis, le commissaire se tourne vers le commis du maréchal-ferrant, seul indigène qu’il ait pu trouver dans l’agglomération pour fracturer les portes. Tous se sont récusés. Il lui adresse un signe :
– Alors, tant pis… Allez-y mon brave, c’est le moment de faire votre besogne.
Mais l’homme, en bleu de travail, boîte à outils à l’épaule, n’est pas un dur. Il se met soudain à trembler, impressionné par le déploiement insolite de cette force militaire, surtout par le grondement réprobateur de la foule. Il perd pied et, secouant la tête, la vois bégayante, disparaît derrière les rangs de l’assistance qui s’ouvrent devant lui. La Lorraine est une province demeurée foncièrement religieuse.
L’huissier mouille son crayon et continue d’enregistrer sur son carnet :
– Refus du maréchal-ferrant d’Haussonville : 10h30.
C’est alors que le commissaire de police s’est tourné vers lui, l’officier, son chapeau à nouveau soulevé :
– En ce cas, Monsieur le lieutenant, croyez que je regrette, mais je m’adresse à vous en dernier ressort. Au nom de Monsieur le Préfet de Meurthe-et-Moselle, je vous requiers, vous et vos hommes, et vous demande de faire ouvrir ces portes avec vos sapeurs.
L’air contrit du commissaire ne peut donner le change, ni celui de l’huissier dont le crayon déjà jubile. Tous deux sont enchantés de la tournure prise par l’événement.
Lui, simple lieutenant de vingt-huit ans, il est seul en face du drame qu’il va provoquer s’il refuse. Aucun de ses chefs n’est là pour le couvrir de son autorité. Sans hésiter, mais sans forfanterie, il a poussé sa jument en avant et salué correctement le commissaire, la main à la visière. D’une vois forte mais très calme, il a donné sa réponse. Tous ont pu l’entendre :
– Ici, lieutenant de Rose, 9e Dragons. Je ne reconnais pas la validité de votre ordre, même au nom du préfet. Ce n’est pas un ordre que peut recevoir un soldat français. Je refuse d’exécuter.
* * *
Le grondement du canon fait trembler les vitres. Les Allemands contre-attaquent là-haut, sur le Chemin des Dames, à la Ferme Hurtebise. Rien de sérieux. Aujourd’hui 1er mars 1915, huitième mois de la guerre…
Rangés en demi-cercle devant lui, dans la pièce qui lui sert de bureau, au quartier-général de la Ve Armée, à Jonchery-sur-Vesle, nous regardons de tous nos yeux, avec respect et admiration, l’homme qui nous parle.
Il va et vient à pas lents de la porte à la fenêtre et de la fenêtre à la porte, une main enfoncée dans la poche de sa veste, l’autre faisant sauter d’un geste distrait un coupe-papier ramassé sur la table. De belle taille, solide, la tête fièrement portée, ses cheveux blonds rejetés en arrière, mêlés de quelques fils d’argent, les trois rides en étoile, stigmate de l’aviateur (avant l’ère des cockpits) marqués à l’angle de la paupière, ses larges yeux gris nous regardent bien en face avec une magnifique franchise, ses longues moustaches à la gauloise tombant de chaque côté de son visage, il porte l’uniforme des dragons quelque peu modifié pour les nécessités de l’aviation et de la guerre, cravate de piqué blanc serrée par une agrafe d’or figurant un fouet de chasse, vareuse de ratine noire, manches à revers sabrées de quatre galons d’argent en V renversé, culotte de cheval rouge à bande noire, enfoncée dans les leggins de campagne, l’étoile blanche laurée d’émail vert de la Légion d’Honneur à demi engagée dans la poche de poitrine.
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* Il est sacrilège de parler ici d’un auteur « pacifiste » ! Jean Giono devait représenter tout ce qu’exécrait René Chambe (voir Altitudes…). Ancien combattant de 14-18, il fut incarcéré au fort Saint-Nicolas de Marseille pour ne pas avoir répondu à son ordre de mobilisation en 1939. Il évoque au micro de Jean Carrière ses souvenirs de ses deux séjours en prison. Lorsqu’il fut autorisé à sortir de sa cellule d’isolement au bout de vingt jours, il put rencontrer d’autres détenus. Exprimant son manque de lecture, l’un d’eux lui proposa en catimini, ironie du sort, L’histoire du canon de tranchée par le colonel Babillot… Il l’avait donc lu à l’envers. (Jean Giono se raconte, entretiens avec Jean Carrière, Adès, 1965)
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 – 1983).
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