Tout premier texte publié par René Chambe qu’il signa pudiquement « R.C., Capitaine-Aviateur« , il est un cri du cœur, une promesse, une preuve d’amour patriotique pour l’Alsace retrouvée. Lorsqu’il entra, avec deux autres officiers, pour la première fois dans le village de Niedernai (Bas-Rhin) dont il fut le « libérateur », ce 18 novembre 1918, puis une seconde fois pour une fête solennelle donnée en l’honneur des officiers français le 2 décembre, les habitants, le curé, le maire ne purent cacher leur tristesse à ne pas pouvoir les célébrer aux sons des cloches lancées à toute volée. Non, les cloches avaient été démontées et confisquées par les Allemands dans le but de les fondre. René Chambe leur promit de leur rendre des cloches comme un cadeau de bon retour de la part de leurs frères et sœurs français.
Gravure illustrant la couverture du livret : le village de Niedernai et le Mont Sainte-Odile en arrière-plan, dans un cartouche porté par quatre cigognes. Signée R.C.
Ce beau texte d’une vingtaine de pages soigneusement imprimé et broché, recouvert d’une jaquette illustrée sans doute par l’auteur (la gravure est signée RC également) est accompagné d’un bulletin de souscription. Revenant sur ce jour de libération de novembre 1918, expliquant que tout espoir de retrouver les deux cloches manquantes dans les stocks allemands était perdu, Chambe invite ses lecteurs à un geste pour un petit village d’Alsace, muet, qui ressemble à bien d’autres villages d’Alsace ou de Lorraine, muets aussi.
En 1933, il publia pour la Revue des Deux Mondes l’un de ses tout premiers articles pour la revue : « Ce qui ne s’oublie pas. En Alsace retrouvée« . C’est un émouvant récit car ce qu’il raconte de cette journée du 18 novembre représente pour lui LA récompense. C’est à la fois anecdotique et universel. Il s’était engagé dans l’idée partagée, dans l’Idéal même, de la Revanche, et au-delà d’un combat de cinq années dans lequel le monde entier fut mêlé, René Chambe trouve dans ce petit village d’Alsace le signe ultime de la Victoire, celle qu’il appelait déjà de ses vœux dans sa chambre de jeune engagé dans la cavalerie à Tarbes, dès 1908. Plus loin encore, il voyait le visage balafré de son oncle Maurice, ce cavalier de Hussards « qui fut de 70 » qui lui racontait, enfant, ses souvenirs. Quatre jours plus tard, le 22 novembre, il se retrouverait à Strasbourg pour le défilé des troupes du 10e Corps d’Armée dont il garderait là-aussi un souvenir mémorable.
Pour que des Cloches Françaises chantent dans un Clocher d’Alsace. Imprimé par Noirclerc & Fénétrier, Lyon, 1923.
Ce long récit auquel il faut associer le lieutenant d’artillerie Enslen et le sous-lieutenant d’infanterie Fichot qui l’accompagnaient ce 18 novembre fut republié par Jacques Granier en 1965 dans son « Album du cinquantenaire. Novembre 1918 en Alsace » (Edition des Dernières nouvelles de Strasbourg). Chambe garda toute sa vie un lien étroit d’affection avec ce village même si les occasions de s’y rendre furent bien rares.
Le baptême des deux nouvelles cloches eut lieu le 17 juin 1923. Accompagné de son épouse Suzanne et de ses deux filles Odile et Jacqueline (la troisième naîtra en 1924), il assista à l’émouvante et joyeuse cérémonie du baptême des cloches présidée par l’abbé Brunissen. Dominant le village, la majestueuse silhouette du Mont Sainte-Odile veillait. La fille aînée de l’aviateur lui devait tout à fait son prénom, elle avait trois ans et demi. Bien plus tard, lors de la nouvelle libération de l’Alsace au début de l’année 1945, le général Chambe accompagnait le général de Lattre de Tassigny, chef prestigieux de la Première Armée française. Il profita de n’être pas loin pour rendre visite à de vieilles et familières connaissances. Il avait avec lui sa fille aînée Dolly (c’est-à-dire Odile, dont nous avons par ailleurs raconté les circonstances surprenantes de sa venue). Il écrit alors à son épouse le 6 février 1945 :
« Visite à Niedernai. Les cloches y sont toujours. Les Allemands sont venus pour les enlever, mais leur expert a déclaré que ce bronze « contenait du cristal, que c’était un bronze français qui ne se prêtait pas à la fonte pour faire des canons »!!! Et les cloches sont toujours à leur poste !… Il y a un sort heureux sur elles !…
Visite au nouveau curé, qui nous connaissait bien de nom (tu penses !) , aux Delles Stanislas Müller. Quel accueil ! Dolly ne l’oubliera pas. Dolly a revu la maison, où, très petite, elle avait couché chez la mère de Maria au moment du baptême des cloches. Beaucoup d’émotion. »
Lettre de René Chambe à son épouse, datée du 6 février 1945 : « Les cloches sont toujours à leur poste ! » Fonds René Chambe.
François Gauckler, habitant passionné de Niedernai et auteur du site dédié à l’histoire et au patrimoine de son village nous donne ces précisions sur les deux grandes cloches de l’église Saint-Maximin, baptisées ce 17 juin 1923 (dans ce même site, l’auteur consacre une page à René Chambe dans laquelle il a retranscrit, entre autres, l’article de René Chambe sur son entrée au village) :
Sur la cloche moyenne (285 kg), on peut lire :
Odile Jacqueline Suzanne Chambe
Evêque : Charles Ruch
Curé : Joseph Zimmer
Marraine : Albertine Riegler née Hess
Parrain : Alfred Lutz
Maire : Antoine Schroeder
Sainte Odile Patronne de l’Alsace protégez-nous.
Sur la grande cloche (550 kg), on peut lire :
Paroisse de Niedernai
Don du capitaine aviateur René Chambe de Lyon
Parrain : François-Xavier Lutz
Marraine : De Reinach Werth née Catherine Baillou de la Brosse
Pape : Pie XI
Curé : Joseph Zimmer
Cœur Sacré de Jésus j’ai confiance en vous.
Le jour du baptême des deux cloches à Niedernai, ici dans et devant le château appartenant alors au baron de Reinach, le 17 juin 1923. Photos : collection René Chambe. (Plus de photos de notre fonds sur le site de François Gauckler [voir liens plus haut]).
Extraits
» Elles chantaient, les cloches d’Alsace. Elles venaient du pied de la montagne et de loin et de bien loin ; voix de petites cloches et voix de bourdons de cathédrales… Elles s’élançaient du fond de la plaine voilée de nuages et montaient pour se fondre toutes ensemble au sommet de Sainte-Odile… «
(Les Oberlé, René Bazin, page 190.)
C’était avant la guerre..
Aujourd’hui, ils sont et seront encore nombreux, pendant bien des années, les clochers d’Alsace devenus muets.
Parmi tant de crimes, d’atrocités, de vilenies commis par les Allemands, il n’en est peut-être pas, sinon de plus odieux, du moins de plus vilain que ce vol, ce rapt, ce cambriolage des cloches alsaciennes : toute l’âme d’un pays…
Dans les derniers mois de la guerre, l’ennemi, alors qu’il devait abandonner tout espoir de vaincre, dépêcha des agents spéciaux en Alsace-Lorraine. Ces agents, munis de pleins pouvoirs, parcoururent les deux malheureuses provinces, multipliant les vexations et les marques de force. Sous prétexte de réquisitions, ils se répandirent de village en village, choisissant de préférence les plus suspectés d’attachement à la France.
Là, malgré les protestations des habitants et du clergé, leurs supplications, ils forcèrent froidement et lâchement les portes des clochers, faisant main basse sur les cloches afin d’aussitôt les déporter prisonnières en Allemagne.
Autant de voix qui, au jour prochain de la Victoire française, ne chanteraient pas la libération du territoire, la Patrie retrouvée !
Vengeance basse ! Vengeance vile ! Vengeance allemande !
Au jour de l’armistice, parmi tant de faits émouvants et poignants, il en est un dont trois officiers français furent témoins. Et ce fait ils ont juré ne pas l’oublier. De plus, ils ont juré – au jour venu – d’agir.
[…]
Une clameur nous accueillit sur la petite place.
– Vive, vive la France !
Bien des larmes coulaient.
Je ne me rappelle pas très bien si, à cette seconde, nos yeux à nous étaient bien secs.
Après tant d’efforts, tant de souffrances, le rêve se réalisait.
Au premier rang de la foule, le curé de Niedernai, l’abbé Joseph Zimmer, vieillard aux longs cheveux blancs, était debout.
Il se découvrit.
– J’ai connu l’Alsace française, dit-il.
Je l’avais perdue. Aujourd’hui, je la retrouve. Que Dieu soit béni !…
Sa voix s’étranglait.
– Soyez bénis aussi, Messieurs.
Sa voix se brisa tout à fait. De grosses larmes coulèrent de ses yeux.
– Nous avons un grand chagrin… Pardonnez à notre clocher d’être muet… Nous nous étions tant promis, au jour de l’arrivée des Français, de sonner nos cloches à toute volée… C’est un crève-cœur… Je ne peux pas vous dire… Nous n’avons plus de cloches… Les Allemands les ont emportées… par vengeance !…
L’ un d’entre nous – je ne sais plus lequel – répondit à peu près :
– Merci, Monsieur le Curé. Consolez-vous. Mieux que le chant des cloches, mieux que leur carillon de fête, est beau ce grand silence d’un clocher mutilé. Par lui, davantage nous saurons mesurer le grand bonheur de vous arracher à l’odieuse oppression.
Quand à vos cloches, espérez en nous.
Nous habitons un grand pays généreux que vous connaissez bien – la France.
C’est le vôtre.
[…]
Le curé de la paroisse, le curé aux cheveux blancs, attend, là-bas, dans son petit presbytère, au pied des Vosges, l’annonce d’une bonne nouvelle.
Avec lui, tout le village attend.
Confiants en la légendaire générosité française, ils savent qu’au printemps prochain, quand refleuriront les vieux cerisiers d’Alsace, des cloches françaises chanteront, – pour la première fois depuis tant d’années, – en liberté dans leur clocher.
Ces cloches, c’est vous qui les leur aurez données.
Livre d’or relié en cuir renseigné de la main de René Chambe et nommant les donateurs « ne faisant pas partie de la paroisse« . Parmi les donateurs figure l’écrivain René Bazin, de l’Académie française, dont le livre « Les Oberlé » (1901) aura accompagné l’adolescence de René Chambe et avivé plus encore son désir de Revanche. Archives paroissiales de Niedernai – Obernai.
Etonnante relique que cet exemplaire du roman de René Bazin, « Les Oberlé« , annoté par René Chambe (Fonds René Chambe) : « 1914 – 1915 – – Ce livre a été acheté le 2 août 1914 et a fait les premiers mois de la campagne dans les sacoches de mon cheval. Il a été en Lorraine annexée, jusqu’aux bords de la Sarre. René Chambe. 20e Dragons. » Il écrivait d’ailleurs dans son article pour la Revue des Deux Mondes (1933) : « Voici les premières maisons du bourg de Molsheim, le Molsheim des Oberlé. Je me rappelle que, le 2 août 1914, j’avais emporté deux livres dans les sacoches de mon cheval, deux livres qui ont si fortement marqué leur empreinte dans l’âme de notre génération ! Ces deux livres, ils m’ont accompagné partout, durant toute la guerre ; je les ai toujours. Ce sont les Oberlé de René Bazin et Au service de l’Allemagne de Maurice Barrès. »
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La vie, l’œuvre et les archives du général d’aviation et écrivain René Chambe (1889 -1983).
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