La littérature spécialisée abonde de détails et de points de vue sur l’aviation militaire française en 1939, de ce qu’elle témoigne des politiques d’armement des années trente, et de ce qu’elle devint en mai et juin 1940. Notre rôle ici se borne comme de coutume à exhumer les écrits de René Chambe sur la question, à travers de nombreux extraits de livres et d’articles, ainsi que de documents privés ténus mais fort intéressants par leur caractère de vérité crue.
En guise d’entrée en matière, lisons quelques lignes d’une lettre de René Chambe, alors âgé de 86 ans mais dont l’esprit n’a rien perdu de sa vivacité ni de son acuité :
« ce qui a valu à notre aviation de 1939-40 de se trouver en grave infériorité (numérique, bien sûr, n’en parlons pas) technique par rapport à l’aviation allemande, c’est l’erreur mortelle commise par notre ministre de l’Air et notre Etat-Major de l’Air en 1932. On ne l’a révélée nulle part, tant cette erreur était grossière et pénible à avouer. Je n’en ai pas parlé dans mon Histoire de l’Aviation, par pudeur à l’égard de grands chefs que j’ai connus. Ceux-ci se sont aperçu deux ans plus tard, vers 1934-35, qu’ils avaient choisi une mauvaise route. Mais lorsqu’ils ont voulu rectifier leur cap, il était trop tard, quatre années avaient été perdues dans le domaine de la construction aéronautique. Virer de bord demande un long délai.
L’Etat-Major Gal de l’Air était parti sur cette notion absurde de l’avion à tout faire ; assez rapide pour défier celle de la chasse ennemie, assez gros-porteur pour transporter un chargement de bombes, assez confortablement équipé pour permettre l’installation d’appareils photographiques et de caméras de reconnaissance, assez fortement armé pour se défendre contre les avions ennemis, attaquer et détruire les adversaires rencontrés.
Tout ceci était une vue de l’esprit, c’était absurde ! Le plus grave défaut d’un tel avion (le Léo 20) était l’insuffisance de maniabilité, le second, l’insuffisance de vitesse. Il ne pouvait qu’être une proie facile pour l’avion de chasse ennemi, plus rapide et dont la maniabilité extrême lui permettait d’attaquer dans les angles morts non défendus par les feux de l’avion français. »
Extrait d’une lettre à Christian de Vachon, son petit-fils, du samedi 31 mai 1975.
* * *
La ville de Lyon et la Place Bellecour prise depuis l’un des Amiot 143 de la 35e escadre en manœuvre en novembre 1938. C’est un avion « ami », mais si un jour, à sa place, volait une escadre de bombardiers ennemis ? La France serait-t-elle à même de les contrer ? A l’emplacement du ‘https’, l’immeuble natal de René Chambe, au 12 Rue Jarente. Collection René Chambe.
Au milieu des multiples Plans des gouvernements successifs et des errements industriels et stratégiques en matière d’aviation militaire, René Chambe publie dans la Revue des Deux Mondes du 15 août 1934 un texte intitulé « L’Armée de l’Air, garde du pays ».
Or qui est René Chambe en août 1934 à l’heure où paraît cet article ? Il n’est pas seulement un officier de l’Armée de l’Air bien informé, ni seulement un écrivain de l’aviation désormais connu… Il est membre du cabinet du nouveau ministre de l’Air Victor Denain depuis le mois de mars, adjoint chargé des « questions d’expansions aériennes ». Il est officier d’état-major depuis le début des années 1920, en région lyonnaise puis à Paris. Son bureau désormais, et depuis 1929, c’est le ministère de l’Air, sis Boulevard Victor. Auteur d’Altitudes… un roman publié en 1932 et battant en brèche les illusions pacifistes, Chambe mêle encore ses qualités littéraires à son engagement professionnel entier, engagement sans cesse loué par ses supérieurs.
Cet article vient justifier le dernier vote du Parlement en faveur d’un solide apport de crédits en vue de développer et rénover sérieusement notre flotte aérienne. Citons ici quelques passages où Chambe dresse un état des lieux et expose les principaux enjeux. En réalité, c’est tout l’article qui demeure très instructif quant à la nécessité de se prémunir contre une attaque aérienne. L’article débute par cette citation en exergue :
« La prochaine guerre éclatera comme un coup de foudre. » Maréchal Pétain, 22 juillet 1934.
Le 15 juin dernier, à la Chambre des députés, et le 28 au Sénat, la Parlement a adopté à une impressionnante majorité le projet de loi portant ouverture de crédits extraordinaires pour la défense nationale et, en particulier, des crédits que le général Denain, ministre de l’Air, réclamait avec énergie pour la rénovation de notre flotte aérienne. […]
La rénovation de notre flotte aérienne
Plusieurs articles ont été publiés sur ce sujet, certains […] entachés d’erreurs ou même tendancieux, dévoilant, de la part de leurs auteurs, certes avertis des questions aéronautiques, mais à l’esprit pacifiste bien connu, le désir inavoué de faire échouer le projet de loi portant ouverture des crédits de défense nationale. L’un de ces articles, paru dans une publication de premier plan, pourrait se résumer dans les formules suivantes :
Il est inutile pour la France de se constituer une flotte aérienne militaire. La caractéristique des progrès dans la technologie de la construction aéronautique étant de suivre une marche perpétuellement ascendante et d’une évolution extrêmement rapide, la nation, qui aura fait de lourds sacrifices pour construire une flotte aérienne, devra, si elle a l’esprit de logique, profiter de l’instant où cette flotte se trouvera momentanément supérieure à celle de l’adversaire pour prendre une offensive préventive. Or, cette initiative ne sera jamais le fait de la France, c’est contraire à son tempérament. Dès lors, pourquoi se constituerait-elle une flotte aérienne qui ne lui servirait jamais à rien, puisque ses ennemis, déterminés, eux, à choisir le jour de l’attaque, attendront pour l’écraser l’heure de leur propre supériorité.
Que faire alors ? conclut insidieusement l’auteur. Rien, ou tout au plus reprendre, comme il l’insinue, la seule ligne de conduite possible, selon lui, c’est-à-dire rouvrir les pourparlers de Genève, poursuivre des chimères et, une fois de plus, jouer l’agneau de la fable ?
Nous ne discuterons pas cet article, les faits s’en chargeront. […]
Nous ne trahirons aucun secret en affirmant que, bien que son personnel soit un personnel d’élite dont l’instruction militaire et professionnelle le classe au premier rang des aviations militaires, le matériel dont dispose actuellement l’armée de l’air française ne lui permettrait qu’imparfaitement de remplir ses différentes missions en temps de guerre. Tout le monde le sait, nos adversaires éventuels mieux que personne. Par suite de circonstances dont nous n’entreprendrons pas le vain procès, nos escadres aériennes ne sont équipées aujourd’hui qu’avec des avions de types démodés et de plusieurs années en retard sur ceux de la plupart des Puissances étrangères. Il y a un effort important à entreprendre pour remédier à ce retard. […]
Pendant que l’industrie tente de combler son retard, l’armée travaille… Les Amiot 143 du 35e Régiment d’Aviation de Lyon-Bron, ici en entraînement de guerre à Fez au Maroc durant l’hiver 1938-1939. L’unité est commandée par Chambe pendant près d’une année, quelques mois avant le début du conflit. Il la retrouve sur le front du Nord au déclenchement du conflit. Au pied du bombardier le plus proche, un groupe d’officiers dont Chambe. Collection René Chambe.
Reste à savoir maintenant si, au moment où le pays ploie sous des charges accablantes, il était réellement urgent et d’une telle urgence de lui demander un sacrifice supplémentaire pour rénover rapidement notre flotte de l’air. Poser cette question, c’est poser tout le problème de la sécurité aérienne. […]
En face de certaines aviations voisines qui actuellement s’organisent ou s’accroissent avec une rapidité inquiétante, la défense nationale exige que cet effort soit accompli, que cette mentalité soit la nôtre.
Entretenir une flotte aérienne puissante, sinon par des effectifs pléthoriques, du moins par des qualités techniques sans cesse renouvelées, tenir cette flotte toujours en haleine et prête à intervenir immédiatement en s’appuyant sur des réserves soigneusement instruites, est une lourde servitude. Elle nous est imposée par notre situation géographique et des circonstances indépendantes de notre volonté. […]
[la France] doit comprendre que le plus sûr moyen, pour elle, d’écarter le péril est de faire preuve d’énergie, de travailler résolument à forger la seule arme capable d’arrêter les avions, les bombes, les gaz et les microbes de l’ennemi : l’Armée de l’Air française, garde aérienne permanente du pays. Elle a compris. Elle travaille. »
Or on trouve dans l’exemplaire personnel de la Revue des Deux Mondes de René Chambe une note manuscrite personnelle du 18 décembre 1940. Il l’a soigneusement collée en fin d’article. Il écrit ces mots dont la rédaction lui est cruelle, lui, officier d’état-major à Paris pendant ces difficiles années trente, et lui en décembre 1940, fraîchement promu général… d’une armée défaite !
« Oui, l’Armée de l’Air a travaillé, mais le Pays n’a pas suivi…
Le général Denain a été écarté du pouvoir, les crédits supplémentaires qu’il avait obtenus du Parlement ont été mal employés et ont été utilisés pour une grande part dans l’étude d’une formule essentiellement dangereuse parce que utopique : celle de l’avion à tout faire.
Il était un rêve de penser qu’un avion pourrait être à la fois rapide, puissamment armé et susceptible de transporter un lourd tonnage, défiant la chasse ennemie.
On a abandonné le projet de constituer avant tout de nombreuses escadres de chasse françaises dotées d’avions monoplaces très rapides, armés de canons et de nombreuses mitrailleuses tirant dans l’axe. Seuls, de tels avions de chasse eussent été capables d’arrêter les avions de bombardement ennemis.
L’abandon du programme du général Denain a été une lourde faute. La commande trop tardive de 50 Curtiss de chasse aux Etats-Unis ne suffira pas à redresser la situation. L’admirable personnel de l’admirable, elle aussi, Armée de l’Air française, techniciens et mécaniciens compris, se sacrifiera en pure perte. Une telle erreur de doctrine ne se rattrape pas.
La Verpillière 18 décembre 1940. »
Détail de la note du 18 décembre 1940, accolée à l’exemplaire de la Revue des Deux Mondes du général Chambe. Archive privée René Chambe.
A la même heure, dirons-nous, que cet article (1934), René Chambe publie un livre destiné au grand public : Enlevez les cales ! (Baudinière, p. 46). Les mots choisis se veulent ici optimistes et rassurants, faisant œuvre de propagande :
« On travaille en ce moment à plein rendement dans l’industrie aéronautique. Sous l’impulsion du général Denain, ministre, l’aviation s’active à combler son retard. Patience ! encore quelques mois et il sera comblé. Bientôt l’aviation militaire française pourra reprendre la première place dans le monde. »
Quelques années plus tard, Chambe prépare son Histoire de l’aviation pour l’éditeur Flammarion, sa publication est imminente mais… nous sommes déjà en 1939 (le livre ne sera publié que 10 ans plus tard, sans corrections !). Il rédige à peine le dernier chapitre qu’éclate – trop tôt – le conflit tant redouté. Parcourons quelques extraits de ce dernier chapitre (chap. XII de l’édition de 1949) « Mais de nouveau le vent d’Est souffle ».
On peut y lire un étonnant récit authentique, loin de ce que l’on attendrait aujourd’hui dans un froid ouvrage encyclopédique, mais qui a fait justement l’intérêt et le succès de cette Histoire de l’aviation. Chambe rapporte une conversation tenue en 1935 entre un officier allemand et « une personnalité aéronautique française », personnalité qui est de toute évidence René Chambe lui-même !
« Une conversation qui se passe de commentaires se tint un jour de 1935, lors d’une soirée mondaine en certaine ambassade étrangère à Paris, entre une personnalité allemande et une personnalité aéronautique française. Dans sa rigoureuse authenticité, elle jette une lumière crue à la fois sur les intentions allemandes et sur la conviction du Haut État-major du Reich dans l’efficacité de l’arme aérienne.
L’ambiance de cette soirée, chaleureuse et sympathique, prêtait aux confidences. Par un tour assez rare, le sujet brûlant de la bataille de la Marne vint à passer entre les deux interlocuteurs, tous deux s’étant trouvés jadis en face l’un de l’autre sous l’habit d’officier [ndlr : Chambe était sous-lieutenant au 20e régiment de Dragons de Limoge].
– Oui, dit l’Allemand avec une mélancolie souriante et dans le français le plus pur, nous devons avouer que nous ne nous attendions pas à votre succès sur la Marne. Ce fut pour nous une grande surprise. Voyez-vous, quand le 3 août 1914, nous avons déclaré la guerre à la France (il se reprit aussitôt), quand nous avons été contraints de déclarer la guerre à la France, nous estimions que nous avions neuf chances sur dix de l’emporter, et cependant la dixième chance à tourné contre nous.
Comme le Français ne répondait rien, l’Allemand vida sa coupe de champagne et toujours souriant, mais d’un ton où se mêlaient le désir d’étonner et une menace voilée, poursuivit :
– Dans l’avenir, si par malheur nous devons de nouveau déclarer la guerre à votre pays (il se reprit comme la première fois), si nous sommes contraints de déclarer la guerre à votre pays, nous ne le ferons que si… – Ce sera donc à votre initiative et, si je comprends bien, le choix de l’heure vous appartiendra, coupa son interlocuteur.
Sans relever l’interruption, l’Allemand poursuit de nouveau :
– Nous ne le ferons que si nous avons cette fois… – Dix chances sur dix, coupa encore le Français. – Non (et l’Allemand qui tournait le pied de sa coupe entre ses doigts releva les yeux), non, nous ne le ferons que si nous avons, cette fois (il détacha les syllabes), onze chances sur dix. – Serait-il indiscret de vous demander quelle serait alors cette onzième chance ?
La réponse ne marqua aucune hésitation. Elle vint rapide et nette, mais débitée d’une voix un peu sourde, sur un ton d’humour poli et sarcastique :
– Je parle à un aviateur, vous me permettrez donc de dire que cette onzième chance sera une supériorité écrasante en aviation.
Cette supériorité, l’Allemagne qui l’a passionnément préparée, la possède dès le printemps 1939 » [ndlr : on le rappelle, à l’heure où Chambe écrit précisément ces lignes]
[…]
L’Armée de l’Air française.
Que fait la France dans le drame qui se prépare ?
Comme l’Angleterre, elle a laissé l’Allemagne manquer successivement aux obligations des principaux articles du Traité de Versailles, en particulier à l’interdiction de posséder une aviation militaire. Elle s’est même laissée peu à peu distancer par l’Allemagne dans le domaine aérien. Au printemps de 1939, la vérité éclate aux yeux les moins avertis : la flotte aérienne française de guerre est très sensiblement inférieure en nombre à celle de l’Allemagne [ndlr : Chambe ne pense-t-il pas en réalité « très nettement » et non pas pudiquement « très sensiblement » ?… Voir plus bas.]. Les performances de ses avions sont, de même, nettement inférieures à celles des appareils allemands. Il n’y a que sur le plan du personnel et de l’instruction militaire que la France garde encore quelque supériorité.
Inquiet d’une telle situation, le Ministère de l’Air français a obtenu du Parlement le vote de crédits supplémentaires et la faculté d’acheter aux Etats-Unis des types d’avions modernes (en particulier de chasse), car l’équipement industriel des usines de constructions aéronautiques de la France ne lui permet pas de combler rapidement son retard. C’est une question de vie ou de mort pour le pays. […]
[La France] ne possède pas le nombre d’avions correspondant à cette organisation. Il s’en faut de beaucoup. Il faudrait à la France un nombre d’avions double du sien, pour équiper à la fois son Armée de l’Air indépendante et son aviation de coopération [ndlr : aéronautique de l’Armée de Terre et aéronautique navale]. Cette lacune n’échappe en aucune manière au Conseil Supérieur de l’Air qui ne cesse de réclamer des crédits nouveaux et estime à deux années au moins le délai nécessaire pour la combler. […]
L’aviation de chasse, trop longtemps négligée, retrouve toute sa faveur. […] Erreur enfin redressée, mais qui coûte à la France un grand retard par rapport à l’Allemagne. Le matériel des avions en service, au printemps 1939, dans les escadres françaises, apparaît périmée pour les deux tiers. »
L’Allemagne déclarera la guerre si elle a « onze chances sur dix » de gagner… C’est dans la première édition de 1949 que l’on trouve l’authentique conversation entre René Chambe et un Allemand.
Chambe poursuit ce sombre tableau pour l’aviation de reconnaissance et pour l’aéronautique navale, et conclut la partie concernant l’aviation militaire française :
« En résumé, l’aviation française en 1939 apparaît, une fois de plus, en voie de réorganisation. Elle est en pleine crise de croissance. Se voyant gagnée de vitesse par son adversaire éventuel, l’aviation allemande, elle s’efforce de rattraper le temps perdu […], en attendant de l’avoir réalisé, elle est contrainte de passer si elle ne veut pas risquer le pire, des commandes aux États-Unis.
Si l’on fait le bilan, d’une part, de la flotte aérienne allemande et d’autre part, des flottes aériennes anglaises et françaises réunies, on doit constater que la supériorité numérique et matérielle appartient incontestablement à la première. Ce n’est pas la moindre raison pour l’Europe de 1939 de redouter l’avenir. »
Il faut consulter les éditions suivantes de l’Histoire de l’aviation pour constater le remaniement de ce dernier chapitre et y lire sous une version réduite en deux phrases, Chambe brouillant définitivement les pistes, l’anecdote de la onzième chance qu’il prête alors, pour la concision et la force de son récit, à Hitler lui-même !
On peut lire des extraits du texte de conclusion « Civilisation » ici, ainsi qu’une copie partielle d’un document confidentiel de décembre 1939 attestant des dispositions prises par Chambe pour préserver ses unités contre de prévisibles bombardements des terrains d’aviation.
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La suite, on la connaît… Et pour mieux illustrer le propos, puisons dans une archive privée émanent d’un jeune officier d’artillerie, le lieutenant d’active Louis Calvino (102e R.A.), en mai 1940 dans le secteur de Namur (Belgique, secteur couvert par la IXe Armée) et qui note :
« Dimanche 12 mai Je vois des bombardiers allemands en action. Pas d’avions français ou anglais. Lundi 13 : Toujours très beau temps qui favorise l’aviation ennemie. […] Je vois bombarder terriblement une colonne amie sur la route de Neffe. Toujours pas d’avions amis. Mauvais effet sur les hommes. […] Mardi 14 mai […] Les avions allemands continuent leur action non loin de nous. […] Toujours pas d’avions amis. Inlassable, un avion d’observation allemand nous survole et nous surveille. »
Et s’ensuivent les journées de débâcle. Calvino évoque les manœuvres des unités militaires rendues difficiles voire impossibles par les civils encombrant les routes. Surtout, il fait état de bombardements et d’attaques aériennes fréquentes et meurtrières, y compris au milieu des villes et villages. Le mardi 21, il note encore « À 18 heures, nous voyons passer plus de cent avions allemands en direction de Paris. ». Ces quelques lignes brutes d’un carnet de campagne révèlent l’effet moral désastreux d’une aviation « amie » impuissante… et d’une aviation allemande terrifiante. Après ces lignes, le lieutenant Calvino apporte des précisions et observations ultérieures dans lesquelles on comprend au fond que toute l’armée était mal préparée, matériellement et moralement. La proportion trop importante et très majoritaire de réservistes, des hommes de troupe aux sous-officiers, n’avait pas la mentalité requise : « le personnel n’avait guère l’esprit militaire, c’est-à-dire peu d’entrain, peu de discipline ». Quant au sous-officiers, « ils ne savaient pas commander ». Cette constatation sera confirmée et exprimée avec sévérité par Chambe :
« [en 1914] pas un fantassin n’aura abandonné son fusil ou ses cartouchières. Il sera resté jusqu’au bout un soldat, non un fuyard. En écrivant ces lignes on ne peut s’empêcher de faire la comparaison d’avec 1940, où les soi-disant combattants, débandés, en déroute, auront « balancé » en premier leur fusil et leurs cartouches, conservant soigneusement musette et surtout bidon. Les troupes ne seront plus que troupeaux. Les fils des vainqueurs de 1918 n’auront pas la même trempe que leurs pères, ni la même âme. »
L’histoire du Limousin pendant les deux guerres mondiales, Tome 3 (p21). Edition Dessagne, 1976.
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En 1941, Chambe rédige un ensemble de récits sur les actions de l’aviation : « Equipages dans la fournaise. 1940 ». Publié au début de 1945 (Flammarion), avant même la fin de la guerre, ce livre a pour rôle de redonner à l’aviation la place qu’elle mérite dans les cœurs. L’auteur rapporte dans son propos liminaire ces cris cruels entendus et qui font un saisissant écho aux observations du lieutenant Calvino : « Mais qu’ont fait nos aviateurs ? On ne les a pas vus ! » Et c’est avant tout à cette question qu’il souhaite répondre. Mais sur l’aviation à la veille de la guerre, on lit dans ce même propos liminaire :
« Quand la guerre est venue, notre aviation savait mieux que personne la valeur des armes qu’elle allait avoir en mains. Elle était exactement informée. Elle connaissait l’écart dramatique qui la séparait de son adversaire : l’écart de vitesse, l’écart d’armement, l’écart de puissance de feux, l’écart de tonnage et l’écart du nombre surtout. »
En 1958, il publie dans la Revue des Deux Mondes un article en deux parties (du 1er juin et du 15 juin 1958), où il martèle encore, au sujet de l’aviation de bombardement :
« [au soir du 10 mai 1940] Presque tous sont encore équipés en Amiot 143, Bloch 210 et Farman 221. Il va falloir se battre avec ces vieux rafiots, lents et mal armés. Le commandement de l’Air n’a aucune illusion. Les équipages encore moins, fixés comme ils sont sur la valeur de ce matériel. S’ils ont maugréé tout l’hiver pour en obtenir la réforme, maintenant, ils se taisent. C’est fini. On n’a pas autre chose à leur donner, ils le savent, alors ils marcheront avec ça… »
René Chambe en compagnie de la duchesse de Windsor (Wallis Simpson) dimanche 11 février 1940 sur le terrain de Longuenesse, à proximité de Saint-Omer où la VIIe Armée tient son Q.G. contre la frontière belge. La duchesse s’intéresse particulièrement aux « Foyers du soldat » dont elle visite à 15h celui de Longuenesse indique le Journal de Marche et d’Opérations des forces aériennes. Elle est rejointe à 16h30 par le duc de Windsor lors de la réception donnée au mess. Collection René Chambe – Archives privées René Chambe.
Enfin, au début des années 1950, Chambe rédige une notice autobiographique que sa future promotion au grade de Grand Officier de la Légion d’Honneur réclame. C’est ce texte qui sert de base aux pages du présent site internet (et de l’article wikipedia). Voici ce que Chambe nous rapporte de la période 39-40 (on le transcrit à dessein à la première personne) :
« En novembre, cette armée [la VIIe Armée du général Giraud dont Chambe commande les forces aériennes] est portée face à la Belgique. Elle se déploie le long de la frontière belge, en situation d’attente, en prévision de l’invasion (certaine) des Pays-Bas par les armées allemandes. […] Le 28 février 1940, sur l’ordre du général Giraud, [j’]organise à son P.C. (Saint-Omer) un important Kriegspiel, où est étudiée l’action probable de l’aviation allemande le jour où l’ennemi se décidera à passer à l’offensive. Tous les généraux de la 7earmée et un certain nombre d’officiers généraux ou supérieurs des armées voisines (parmi lesquels le colonel de Gaulle) assistent à ce Kriegspiel. Ils en sortent émus et se demandent si [je n’ai] pas surestimé les forces aériennes de l’ennemi, en particulier le nombre de ses groupes de bombardement et ses possibilités d’action. Hélas, le 10 mai 1940 prouvera surabondamment que ces estimations étaient encore au-dessous de la vérité. Le bombardement simultané de tous les P.C. d’armée, de corps d’armée, voire de divisions, des terrains d’aviation et des nœuds de communications français fera tomber les écailles des yeux du commandement. Mais trop tard. »
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Rappelons en conclusion et en forme d’hommage la citation du général Frère à l’honneur des unités commandées par le colonel Chambe en 1939 et 1940 :
Citation à l’ordre de l’armée
Le Général FRERE, Commandant la VIIe Armée, cite à l’Ordre de l’Armée les Forces Aériennes et Les Forces Terrestres Anti-Aériennes de la VIIe Armée :
« Durant toute la campagne et jusqu’à la fin des hostilités, les forces aériennes et les forces terrestres anti-aériennes de la VIIe armée n’ont cessé d’apporter aux troupes de terre l’appui le plus précieux et le plus efficace.
Constamment sur la brèche et sous l’impulsion d’un chef énergique, payant à toute heure de sa personne, le colonel CHAMBE, les équipages des Forces Aériennes, malgré leur grande infériorité numérique, se sont dépensés sans compter, tenant tête avec acharnement à leurs adversaires, tant dans l’observation, que dans la chasse et le bombardement. Au prix des plus lourdes pertes et avec une magnifique camaraderie de combat, qui ne s’est jamais démentie, même aux pires heures de la retraite, ils ont fait preuve d’un esprit de sacrifice et d’abnégation au-dessus de tout éloge.
C’est en particulier, pour une grande part, grâce aux renseignements fournis sans arrêt par l’aviation, que le général commandant la VIIe armée a pu être informé à toute heure de la situation et que la plus grande partie des effectifs et du matériel de l’Armée a pu être sauvée de la captivité et de la destruction. »
Le 9 juillet 1940 Le général commandant la 7e armée Signé Frère
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